Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres L’i
Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres L’image et le mot. André Chastel, historien de l’art Monsieur Roland Recht Citer ce document / Cite this document : Recht Roland. L’image et le mot. André Chastel, historien de l’art. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 156e année, N. 4, 2012. pp. 1727-1740; doi : https://doi.org/10.3406/crai.2012.93769 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2012_num_156_4_93769 Fichier pdf généré le 29/04/2019 L’IMAGE ET LE MOT. ANDRÉ CHASTEL, HISTORIEN DE L’ART PAR M. ROLAND RECHT MEMBRE DE L’ACADÉMIE L’accord profond qui lie étroitement les images et les mots au cœur de la vie de l’esprit ne se manifeste jamais avec autant de netteté qu’en présence de l’œuvre d’art. Si nous ne voulons retenir qu’une définition aminima de l’his- toire de l’art, nous dirons qu’elle est faite de récits fondés sur la traduction d’images en mots. Ce passage du visible au lisible s’opère selon des modalités changeantes au fil des temps, mais qui tendent toutes vers une construction langagière qui assigne des concepts aux thèmes, aux formes et aux couleurs. Avant d’évoquer la personnalité d’André Chastel (fig. 1) qui a accordé une grande attention à l’écriture de l’histoire de l’art, je voudrais brièvement évoquer les formes diverses qu’adopte le langage pour parler de ces artefacts que nous appelons des œuvres d’art. Lorsqu’on remonte à l’une des sources de l’histoire de l’art, on rencontre les savants qui ont œuvré pour la connaissance du passé et que l’on appelle « antiquaires ». En Angleterre d’abord, puis en Italie et en France, ils ont exploré l’histoire lointaine de leur pays en collectant puis en examinant attentivement les vestiges matériels, depuis le tesson en apparence le plus insignifiant, jusqu’aux ruines monumentales. L’une des figures les plus exemplaires de cette sorte de savant fut le comte de Caylus (fig. 2). Il avait à ce point la conviction qu’il fallait appliquer à ces objets une acuité comparable à celle que les savants naturalistes mettaient alors à l’étude des plantes ou des minéraux, qu’il a su élever au rang d’une véritable ascèse la pratique de la description : « … je me renferme uniquement dans les descriptions, écrivait-il. Elles sont moins brillantes que les systèmes ; mais elles servent au moins à fixer l’attention de celui qui veut étudier, et à lui donner les moyens d’employer la comparaison des détails, et d’aller plus loin que celui qui les présente… » 1728 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS FIG. 2. – Comte de Caylus, buste par Louis-Claude Vassé, terre cuite (collection privée). FIG. 1. – André Chastel au Collège de France INHA, Centre André Chastel © Vladimir Juren. L’IMAGE ET LE MOT 1729 En décrivant avec minutie chaque parcelle du passé, Caylus dres- sait une sorte de procès-verbal pour le livrer à ceux qui viendraient à étudier les mêmes objets après lui. Il dépouillait sa prose de tout adjuvant littéraire, fidèle à ces préceptes que Buffon avait fortement établis : « Le style même de la description doit être simple, net et mesuré […] le seul ornement qu’on puisse lui donner, c’est de la noblesse dans l’expres- sion, du choix et de la propriété dans les termes. » Le comte de Caylus est le représentant d’une discipline qui trans- forme un amas de fragments disparates en un monde ordonné par la raison. Il pratique une archéologie certes, non pas celle du terrain, mais celle du cabinet d’étude. Laissant à d’autres la synthèse, il s’adonne avec passion à l’analyse. Au même moment, Winckelmann (fig. 3) adopte une attitude opposée. Ces œuvres d’art que l’on venait vénérer à Rome en tant que témoignages du passé antique, il va les examiner avec un regard prévenuen quelque sorte par une doctrine – par un système –, puisqu’à ses yeux elles illustrent la noble simplicité et la gran- deur paisible des Grecs. S’il peut être célébré comme le premier historien de l’art – Giorgio Vasari a été le premier biographe des artistes – c’est que ses descriptions s’attachent à relever dans le Torse du Belvédère, dans le groupe des Niobé ou dans le Laocoon (fig. 4), les signes expressifs de différents styles ; ces descriptions, il les inscrit dans une séquence narrative continue, c’est-à-dire dans une histoire. Une histoire en trois temps, rythmée comme une action dramatique : le temps de la genèse d’un style, celui de son acmé, puis de sa décadence. Pour y parvenir, il a fait de son Histoire de l’art chez les anciens, un véritable monument littéraire. Si Caylus pratiquait l’analyse exigeante mais souvent laborieuse, Winckelmann formulait la synthèse dans une langue admirable. Cependant, l’histoire de l’art naissante bénéficie encore, au XVIIIe siècle, de deux autres traditions, celle des conférences de l’Académie Royale de Peinture et celle de la critique d’art naissante. Si les conférences se tenaient devant les œuvres elles-mêmes, le compte rendu critique, lui, était la plupart du temps destiné à un lecteur en l’absence des œuvres. Ces deux formes de discours sur l’art n’avaient rien de commun, sinon qu’elles contribuaient à la formation d’un langage spécifique, plus technique d’un côté, plus conceptuel de l’autre. 1730 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS FIG. 3. – Winckelmann, portrait peint par Angelica Kaufman, 1764 (Zurich, Kunsthaus). FIG. 4. – Le Laocoon (musée du Vatican). L’IMAGE ET LE MOT 1731 En réalité ces deux productions discursives correspondent à deux perspectives selon lesquelles tout artefact peut être envisagé. L’une voit dans chaque œuvre le résultat d’une pratique manuelle, d’un affrontement entre une main et une matière qui lui résiste. Elle envi- sage d’abord le métier, la plus ou moins grande maîtrise, et elle introduit dans l’ordre du langage des notions comme celle de « chef-d’œuvre ». L’autre perspective est liée à un changement de statut, peinture et architecture accédant à un autre rang, devenant à la Renaissance manifestations de l’ingenium au même titre que les sciences elles- mêmes : la main est guidée par l’idea et l’art est admis au domaine supérieur de la rhétorique – ainsi le terme de « style » se verra-t-il transposé de l’art oratoire à celui des arts visuels. Progressivement, le chef-d’œuvre cesse de désigner une épreuve professionnelle pour qualifier l’œuvre d’un créateur génial. Nous pourrions examiner longuement ces concepts et bien d’autres. Ils ont une histoire qui rend compte des changements lents qui affectent le discours sur l’art. Après Vasari, l’art n’a pas encore une histoire différente de celle des artistes. Une histoire de l’art devra prendre en compte des facteurs extérieurs à la seule biographie des artistes, ou plutôt inscrire celle-ci, de même que l’objet, dans une trame interprétative plus large. Chaque objet devra être examiné en fonction de l’époque qui l’a vu naître, de l’espace géographique dans lequel il s’inscrit, dans ses rapports avec une histoire politique, sociale et culturelle. Semblable construction prendra du temps et ce n’est qu’à l’entrée du XIXe siècle que ses bases les plus solides seront jetées en même temps que l’historien de l’art deviendra conscient de la relativité de sa propre position historique et de la part que prend sa subjectivité dans l’appréhension des œuvres du passé. Mais l’historien de l’art n’est pas exclusivement historien. Son objectif est plus ambitieux : la localisation de l’objet en tant que fragment d’un temps donné n’est possible qu’à la suite de son inter- prétation. Celle-ci est fondée sur les questions qu’il pose à cet objet et qui s’avèrent d’autant plus urgentes que l’historien y reconnaît une part de lui-même. L’histoire de l’art se fonde d’abord sur une herméneutique. On a pu comparer la tâche de l’historien à celle de l’historien d’art : les faits collectés par le premier seraient l’équivalent des objets dont s’occupe le second. Les faits, à la différence des objets, ne sont accessibles que grâce à la médiation de témoignages, écrits 1732 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ou oraux. L’œuvre d’art, elle, est là devant nous, arrachée au passé. Mais elle est entourée du secret de sa naissance au sein de l’atelier. Que ce soit l’atelier où s’organisait jadis une petite communauté placée sous l’autorité d’un maître, que ce soit l’atelier quasi monacal de l’artiste isolé, il reste ce lieu inaccessible et ce temps hors de notre portée où pensée figurative et objectivation se sont mutuelle- ment fécondées. À l’historien de l’art il appartient de s’approcher au plus près de ce moment et de ce lieu par la seule voie qui peut l’y mener, à savoir l’œuvre elle-même. Afin d’honorer aujourd’hui la personnalité d’André Chastel, j’ai choisi de parler non pas de l’homme engagé dans l’action publique, un aspect qu’aborde amplement le colloque qui se tient en son honneur en ce moment même au Collège de France. De celui qui fut un grand professeur, d’abord comme directeur d’études à l’École pratique, puis à la Sorbonne, et enfin au Collège de France, de celui qui, avec quelques-uns, redonna en France une énergie toute nouvelle aux études d’histoire de l’art, auteur de tant d’ouvrages destinés tantôt aux spécialistes tantôt à un plus large public, et dont l’Aca- démie des Inscriptions et Belles-Lettres, où il uploads/s3/ crai-0065-0536-2012-num-156-4-93769.pdf
Documents similaires










-
87
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 27, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
- Taille du fichier 8.2213MB