Anne DUPUIS-RAFFARIN L. B. ALBERTI OU LE DOUBLE DISCOURS D’UN HUMANISTE SUR L’A

Anne DUPUIS-RAFFARIN L. B. ALBERTI OU LE DOUBLE DISCOURS D’UN HUMANISTE SUR L’ART Écrivain, poète, architecte, auteur de traités sur le droit, la famille, l’architecture, la sculpture, L.B. Alberti est l’auteur d’une œuvre d’une diversité immense. Durant ses années de formation, Alberti a côtoyé des humanistes aussi célèbres que Flavio Biondo, Francesco Barbaro, Francesco Filelfo, Antonio Panormita... Peut-être étudia-t-il le droit civil et le droit canon à Bologne entre 1415 et 14201. Il séjourna à Rome de 1428 à 1432 où il se rapprocha des humanistes employés à la curie d'Eugène IV et suivit le pontife dans son exil à Florence à partir de 14342. Alberti découvre à Florence une floraison de talents qui méritaient une renommée égale à ceux de l’Antiquité : Brunelleschi, Donatello, Ghiberti, ceux-là même qui ouvrent la deuxième période dans les Vite de Vasari. La coupole élevée par Brunelleschi, « assez large pour couvrir tous les peuples toscans », est le symbole de cette science inventée sans maître et sans aucun exemple. Alberti en retire le sentiment d’une bipolarité de l’histoire des arts partagée entre l’Antiquité exemplaire et le monde contemporain, cette Florence de 1435 où reparaît la force créatrice grâce à la valeur de ses artistes. Pour Alberti, ce renouveau de la création, dont il constate les fruits à Florence, ne peut être garanti que par un retour aux sources direct de l’Antiquité Romaine. Le De Pictura, plus que tout autre écrit sur l’art, vise à légitimer l’inscription de la peinture dans le registre des arts libéraux3 : le peintre ne sera plus artisan mais artiste. Signe d’un statut en plein devenir (il faudra attendre le milieu du XVIe siècle pour que naisse la première académie de peinture), l’ « art » de l’homme de l’art renvoie beaucoup moins à un champ esthétique autonome qu’à une production, une poïétique. Alberti invite le peintre à être aussi un lettré. Ce n’est donc pas la peinture qui permettra au peintre de s’élever intellectuellement et socialement, mais la pratique libérale de la peinture : le De pictura se veut, dans une perspective totalement novatrice, aussi un instrument de distinction entre le peintre-artisan et le peintre-artiste. Si le De pictura est à part, c’est qu’il se fonde sur un contact personnel avec la peinture de la part d’un praticien formé dans le cadre des savoirs humanistes. Doté d’une solide formation humaniste, Alberti est aussi un peintre. Une question se pose : une certaine expérience pratique du dessin et de la peinture devait-elle faire partie d’une culture humaniste ? Aristote prônait l’enseignement du dessin pour que l’élève s’habitue à contempler la beauté des corps. Pier Paolo Vergerio4 dès 1404, formule une autorisation de 1 Cf. L.B. Alberti, L’Art d’édifier, texte traduit, présenté et annoté par P. Caye et F. Choay, Paris, 2004. 2 DBI, I, 702-713. 3 Leon Battista Alberti, La Peinture, édition, traduction et commentaire de T. Golsenne et B. Prévost, revue par Y. Hersant, Paris, Seuil, 2004, p. 18. 4 Pier Paolo Vergerio, De ingenuis moribus et liberalis studiis, 1402-3. Camenae n° 6 – juin 2009 2 principe pour les humanistes qui auraient souhaité pratiquer le dessin, voire, le faire enseigner dans une école. Or, pour un humaniste, tout art pouvait, par définition, être enseigné par des préceptes. Chez Alberti lui-même, au livre II du De pictura, est évoquée la question de la formation des âmes bien nées à la peinture : […] On exposait dans les théâtres, parmi les premières prises de guerre rapportées des provinces, des tableaux et des statues. Les choses en arrivèrent au point où Paul-Emile et de nombreux autres citoyens romains firent apprendre à leurs enfants la peinture parmi les disciplines libérales du vivre bien et heureux. Excellente coutume que les Grecs observaient avec tant de soin que les jeunes gens bien nés ayant reçu une éducation libérale n’étaient pas seulement instruits en grammaire, en géométrie et en musique, mais aussi dans l’art de peindre5. Si le livre I constitue le texte le plus précoce sur la perspective picturale (optique et géométrie), il fournit également des bases mathématiques et géométriques. Le livre II traite pour la première fois de la composition picturale en exposant les trois parties de l’art de peindre. Le livre III présente la première étude poussée des rapports entre le peintre et les autres artistes, notamment les écrivains ; il apporte divers éclaircissements sur l’éthique de celui que nous appellerions l’artiste, sur la valeur morale de la peinture et sur son rapport avec le système des savoirs. Dire que chez Alberti, la peinture est un art libéral, c’est dire qu’il s’agit d’une science dont la connaissance est digne des hommes bien nés. Les destinataires du livre doivent donc savoir lire le latin humaniste, avoir également une certaine maîtrise de la géométrie d’Euclide ; le traité est enfin destiné à des lecteurs qui dessinent ou peignent, au moins potentiellement, car il est rédigé, pour la plupart des opérations qu’il décrit, comme s’il s’adressait à leur réalisateur. Peut-être ce lecteur n’est-il qu’une figure idéale, un hapax, qui se confondrait avec la figure de l’auteur lui-même. Il existait toutefois un groupe maîtrisant les compétences présupposées par le De Pictura : c’était les élèves de Vittorino da Feltre à la casa giocosa de Mantoue ; d’ailleurs, il faut noter qu’Alberti a dédicacé son ouvrage au marquis de Mantoue, Gianfrancesco Gonzaga qui avait comme bibliothécaire V. da Feltre. Bien que cela puisse paraître anecdotique, au revers de la médaille que Pisanello a faite à l’effigie de Vittorino figure : MATHEMATICUS ET OMNIS HUMANITATIS PATER. Vittorino avait privilégié un enseignement ludique des mathématiques, enseignait la géométrie en la rattachant à l’art du dessin. Il semble bien qu’ait été organisée une sorte d’instruction professionnelle en dessin : parmi les enseignants de la casa giocosa, entre autres spécialistes comme les grammairiens ou les maîtres de danse figuraient les pictores. L’école de Vittorino a tout l’air de constituer le milieu le plus apte à tirer parti du livre d’Alberti. On voit qu’Alberti a inventé une nouvelle manière de discourir sur la peinture, empirique et théorique à la fois. Mais refonder l’art de la peinture n’allait pas sans l’instauration d’un nouveau langage : la nécessité de modifier, du point de vue linguistique, c’est-à-dire, de l’intérieur, substantiellement, les données des sources antiques et médiévales s’imposait donc à lui. 5 II, 28, p. 111. Camenae n° 6 – juin 2009 3 VT RHETORICA PICTURA6 Quand Alberti divise son texte en trois livres, Rudimenta, Pictura et Pictor, il reprend exactement la partition générale du grand traité de rhétorique de Quintilien, qui s’organise elle aussi en trois grandes parties : - les rudiments, - les 5 parties de l’Ars oratoria qui commence, comme pour le De pictura, par le récit des origines de l’art, - l’orateur. Mais si l’on considère l’objectif et la signification de la nouvelle peinture envisagés par Alberti, ils sont comparables à l’objectif et à la signification de la rhétorique envisagés par Cicéron dans ses nombreux ouvrages sur le sujet. Dans la peinture selon Alberti comme dans la rhétorique selon Cicéron, le but est de plaire, d’émouvoir, de convaincre. Cicéron propose au jeune orateur une méthode pour disposer la matière de son discours et pour le présenter de la manière la plus séduisante et efficace possible. Nombre de ses recommandations peuvent être transposées dans les recommandations d’Alberti au peintre. Le témoignage le plus net de la relation entre rhétorique et peinture au XVe siècle à Florence est l’appréciation d’Aeneas Sylvius Piccolimini, dans une lettre de 1452 : Amant enim se artes hae (eloquentia et picture) ad inuicem. Ingenium pictura expetit, ingenium eloquentia cupit non uulgare, sed altum et summum. Mirabile dictu est, dum uiguit eloquentia, uiguit pictura, sicut Demosthenis et Ciceronis tempora docent. Postquam cecidit facundia iacuit et pictura. Cum illa reuixit, haec quoque caput extulit. Videmus picturas ducentorum annorum nulla prorsus arte politas. Scripta illius aetatis rudia sunt, inepta, incompta. Post Petrarcham emerserunt litterae ; post Jotum surrexere pictorum manus ; utramque ad summam iam uidemus artem peruenisse. Ces deux arts ont en effet des affinités. Le génie de la peinture tout comme celui de l’éloquence exigent, à l’opposé du vulgaire, de la noblesse et du sublime. Il est extraordinaire de remarquer qu’alors que l’éloquence était florissante, la peinture l’était également, comme le prouvent l’époque de Démosthène et de Cicéron. Quand l’éloquence s’est effondrée, la peinture a sombré. Lorsqu’elle s’est réveillée, la peinture aussi a émergé. Nous constatons que durant deux cents ans la peinture a été exécutée sans aucun art. Or, les écrits de cette époque sont bruts, ineptes, sans élégance. Après Pétrarque, les lettres ont émergé. Après Giotto, la main des peintres s’est affermie ; nous les voyons aujourd’hui l’une et l’autre parvenues à un niveau artistique très élevé7. Aux yeux d’un humaniste comme Eneas Silvius, Pétrarque et Giotto se sont élevés au- dessus de la rudesse de leur époque en retrouvant des traditions qui ont leurs racines dans 6 J. R. Spencer, « Ut rhetorica pictura. A study in Quattrocento theory of Painting », Journal of the uploads/s3/ de-pictura-alberti.pdf

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