Relations écran. Extrait de "Esthétique relationnelle" Nicolas Bourriaud (Les p
Relations écran. Extrait de "Esthétique relationnelle" Nicolas Bourriaud (Les presses du réel, Paris, 1998), pages 67-73. L’art d’aujourd’hui et ses modèles technologiques. La théorie moderniste de l’art postulait que l’art et les moyens techniques étaient des contemporains. Elle croyait à des liens indissolubles qui existeraient entre l’ordre social et l’ordre esthétique. On peut se montrer aujourd’hui plus mesuré, plus circons- pect, quant à la nature de tels liens: en constatant, par exemple, que la technologie et les pratiques artistiques ne vont pas toujours de pair, et que ce décalage ne nuit ni à l’un ni à l’autre. D’une part, le monde s’est «élargi» sous nos yeux: il faudrait faire preuve d’un ethnocentrisme incroyable pour ne pas voir que l’avancée technologique est loin d’être universelle, et que le sud de la Planète, «en voie de développement», ne relève pas de la même réalité que la Silicon Valley en matière d’outillage technique, bien que tous deux fassent partie d’un univers de plus en plus étroit. D’autre part, notre optimisme à l’égard du pouvoir émancipateur de la technologie s’est largement estom- pé: nous savons désormais que l’informatique, la technologie de l’image ou l’énergie atomique représentent des menaces et des outils d’asservissement, autant que des améliorations de la vie quotidienne. Ainsi les rapports de l’art et de la technique sont-ils bien plus complexes qu’ils ne l’étaient dans les années 60. Souvenons-nous qu’en son temps, la photographie n’avait pas transformé les rapports de l’artiste à son matériau: seules les conditions idéologiques de la pratique picturale furent affectées, comme on peut le constater avec l’impressionnisme. Peut-on mettre en parallèle l’apparition de la photographie et l’actuelle prolifération des écrans dans les expositions contemporaines ? Car notre époque est bel et bien celle de l’écran. Il est d’ailleurs curieux qu’un même mot s’applique ainsi à une surface qui arrête la lumière (au cinéma) et à une interface sur laquelle s’inscrivent des informations. Cette collusion de significations témoigne du fait que des bouleversements épis- témologiques (de nouvelles structures de la perception), effet de l’apparition de tech- nologies aussi différentes que le cinéma, l’informatique et la vidéo, se rejoignent autour d’une forme (l’écran, le terminal) qui en synthétise les propriétés et les potentialités. Faute de penser cette concordance qui s’opère à l’intérieur de notre outillage mental pour aboutir à de nouvelles manières de voir, on se condamne à une analyse mécaniste de l’histoire de l’art récent. L’art et les biens d’équipement. La loi de délocalisation. Les historiens d’art sont en proie à deux écueils majeurs: le premier est l’idéalis- me, qui consiste à concevoir l’art comme un domaine autonome exclusivement régi par ses lois propres. Autrement dit, selon l’expression d’Althusser, à le considérer comme un train dont on connaîtrait par avance l’origine, la destination et les étapes. Le second, inverse, serait une conception mécaniste de l’histoire, qui déduirait systématiquement de tout nouvel appareillage technologique un certain nombre de modifications dans les modes de pensée. Le rapport entre art et technique s’avère, on le conçoit aisément, bien moins systématique. L’apparition d’une invention importante, la photographie par exem- ple, modifie évidemment le rapport des artistes au monde et les modes de représenta- tion dans leur ensemble. Certaines choses s’avèrent désormais inutiles, mais d’autres deviennent enfin possibles: dans le cas de la photographie, c’est la fonction de repré- http://www.multimedialab.be sentation réaliste qui se révèle progressivement caduque, tandis que des angles de vision nouveaux se voient légitimés (les cadrages de Degas) et que le mode de fonc- tionnement de l’appareil photo - la restitution du réel par l’impact lumineux - fonde la pratique picturale des impressionnistes. Dans un second temps, la peinture moderne concentrera sa problématique sur ce qu’elle contient d’irréductible à l’enregistrement mécanique (la matière, le geste, ce qui donnera lieu à l’art abstrait). Puis, dans un troisième temps, les artistes annexeront la photographie en tant que technique de pro- duction d’images. Ces trois attitudes qui, pour ce qui est de la photographie, se sont succédées dans le temps, peuvent aujourd’hui survenir simultanément ou en alternan- ce, accélération des échanges aidant. Chacune des innovations techniques survenues depuis la seconde guerre mondiale a ainsi provoqué chez les artistes des réactions fort divergentes, qui vont de l’adoption des modes de production dominants (le« mec-art» des années soixante) au maintien coûte que coûte de la tradition picturale (le formalis- me «puriste» défendu par Clement Greenberg). Cependant, les réflexions les plus fruc- tueuses furent le fait d’artistes qui, loin d’abdiquer leur conscience critique, travaillèrent à partir des possibilités offertes par les nouveaux outils, sans toutefois les représenter en tant que techniques. Ainsi Degas et Monet produisent-ils une pensée du photogra- phique qui va bien au-delà des prises de vue qui leur sont contemporaines. Loin de nous l’idée d’affirmer une quelconque supériorité de la peinture sur les autres média : on peut par contre affirmer que l’art fait prendre conscience des modes de production et les rapports humains produits par les techniques de son temps, et qu’en déplaçant ceux-ci, il les rend davantage visibles, nous permettant de les envisager jusque dans leurs conséquences sur la vie quotidienne. La technologie n’a d’intérêt pour l’artiste que dans la mesure où il en met les effets en perspective, au lieu de la subir en tant qu’instrument idéologique. C’est ce que l’on pourrait appeler la loi de délocalisation: l’art n’exerce son devoir critique vis-à-vis de la technique qu’à partir du moment où il en déplace les enjeux; ainsi les principaux effets de la révolution informatique sont- ils aujourd’hui visibles chez des artistes qui n’utilisent pas l’ordinateur. Au contraire, ceux qui produisent des images dites «infographiques», manipulant les fractals ou les images de synthèse, tombent généralement dans le piège de l’illustration: leur travail n’est, au mieux, que du symptôme ou du gadget, ou, pire encore, la représentation d’une aliénation symbolique au médium informatique et celle de leur propre aliénation vis-à-vis des modes imposés de production. Ainsi la fonction de représentation se joue-t-elle dans les comportements: il ne s’agit plus aujourd’hui de dépeindre de l’extérieur les conditions de production, mais d’en mettre en jeu la gestuelle, de décrypter les rapports sociaux qu’ils induisent. Alighiero Boetti, quand il fait travailler cinq cents ouvriers tisserands à Peshawar, au Pakistan, re-présente le processus de travail des entreprises multinationales, bien plus efficacement que s’il se contentait de les figurer ou d’en décrire les fonctionnements. Le rapport art/technique s’avère ainsi particulièrement propice à ce réalisme opératoire qui structure nombre de pratiques contemporaines, définissable comme l’oscillation de l’oeuvre d’art entre sa fonction traditionnelle d’objet à contempler et son insertion plus ou moins virtuelle dans le champ socio-économique. Ce type de pratiques manifeste du moins le paradoxe fondamental qui lie l’art et la technologie: si la technique est par définition améliorable, l’oeuvre d’art ne l’est pas. Toute la difficulté rencontrée par les artistes qui entendent rendre compte de l’état de la technique, excusez la banalité du propos, consiste à fabriquer du durable à partir des conditions générales de production de l’existence, par essence modifiables. Tel est le défi de la modernité: «tirer l’éternel du transitoire», certes, mais aussi et surtout inventer un comportement de travail cohérent et juste par rapport aux modes de production de leur temps. http://www.multimedialab.be La technologie comme modèle idéologique (de la trace au programme). La technologie, en tant que productrice de biens d’équipement, exprime l’état des rapports de production: la photographie correspondait jadis à un stade de dé- veloppement donné de l’économie occidentale (caractérisé par l’expansion coloniale et la rationalisation du processus de travail), stade de développement qui appelait, d’une certaine manière, son invention. Le contrôle de la population (apparition des cartes d’identité, des fiches anthropométriques), la gestion des richesses d’outre-mer (l’ethno-photographie), la nécessité de maîtriser à distance l’outillage industriel et de se documenter sur les sites à exploiter, donnèrent à l’appareil photo un rôle indispen- sable dans le processus d’industrialisation. La fonction de l’art, par rapport à ce phé- nomène, consiste à s’emparer des habitudes perceptives et comportementales induites par le complexe technico-industriel pour les transformer en possibilités de vie, selon l’expression de Nietzsche. Autrement dit, à renverser l’autorité de la technique afin de la rendre créatrice de manières de penser, de vivre et de voir. La technologie qui domine la culture de notre époque est bien entendu l’informatique, que l’on pourrait diviser en deux branches: d’une part, l’ordinateur lui-même et les modifications qu’il entraîne dans notre mode de sentir et de traiter l’information. D’autre part, l’avancée rapide des technologies conviviales, du minitel à internet, en passant par les écrans tactiles et les jeux vidéo interactifs. La première, qui touche au rapport de l’Homme aux images qu’il produit, contribue prodigieusement à la transformation des mentalités: en effet, avec l’infographie, il est désormais possible de produire des images qui sont le fruit du calcul, et non plus du geste humain. Toutes les images que nous connaissons sont la résultante d’une action physique, de la main qui trace des signes jusqu’à la ma- nipulation d’une caméra: les images de synthèse, elles, n’ont nul besoin pour exister d’un rapport analogique à son sujet. Car «la photo est l’enregistrement travaillé uploads/s3/ nicolas-bourriaud-esth.pdf
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