Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée Ressemblance myth

Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait sur le vif Georges Didi-Huberman Résumé Georges Didi-Huberman, Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait «sur le vif», p. 383-432. L'histoire de l'art, avec Vasari, s'est constituée sur un certain nombre de catégories - un grand nombre d'entre elles liées au problème de l'imitation -, exemplifiées par des légendes, des récits d'origine. À partir de la fiction du portrait «sur le vif» de Dante par Giotto, cet article tente de saisir la dimension mythique du savoir vasarien, et sa valeur stratégique : constituer un savoir (l'histoire de l'art elle-même) tout en censurant d'autres savoirs, que seule une anthropologie de la ressemblance peut restituer sur la base d'archives, de recoupements, d'inférences. Le contre-motif du portrait «sur le vif» selon Vasari est ici trouvé dans les portraits votifs de la Santissima Annunziata de Florence : médiévaux et non «renaissants», cultuels et non artistiques, indiciaires (c'est-à-dire obtenus par empreinte) et non (v. au verso) iconiques, ils constituent sans doute un véritable maillon manquant dans la compréhension de ce réalisme florentin du XVe siècle, dont le buste controversé, dit de Niccolò da Uzzano, au Bargello, représente un exemple particulièrement frappant. Citer ce document / Cite this document : Didi-Huberman Georges. Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait sur le vif. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 106, n°2. 1994. pp. 383-432; doi : 10.3406/mefr.1994.4334 http://www.persee.fr/doc/mefr_1123-9891_1994_num_106_2_4334 Document généré le 12/06/2016 HISTOIRE DE L'ART GEORGES DIDI-HUBERMAN RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI : LA LÉGENDE DU PORTRAIT «SUR LE VIF» La ressemblance inventée, ou l'évidence comme légende La Renaissance florentine a l'insigne réputation d'avoir, dans le domaine des arts visuels, réinventé l'imitation, et restauré par là quelque chose comme un âge d'or de la ressemblance. Explorée, maîtrisée, glorifiée, la ressemblance - qui n'est après tout qu'une relation et qui, au dire exprès d'Aristote, devrait s'entendre toujours différemment, différentielle- ment, dans la mesure où les pratiques qui la visent « diffèrent entre elles de trois façons : ou elles imitent par des moyens différents, ou elles imitent des choses différentes, ou elles imitent d'une manière différente1» -, la ressemblance, donc, sera devenue dans le cadre de l'humanisme une chose superlative, un terme si je puis dire, à entendre dans les deux sens que ce mot admet en français. La ressemblance fut un terme dans la mesure, d'abord, où elle se concrétisait à travers les objets toujours plus prodigieux d'un «naturalisme intégral2» dont le Quattrocento nous a laissé, surtout dans l'art du portrait, tant d'œuvres, tant de chefs-d'œuvre peints ou sculptés. Un emblème significatif de ce «naturalisme intégral» peut être trouvé dans une admirable sculpture florentine - un comble de la ressemblance, aimerait-on dire, que les historiens de l'art ne savent toujours pas s'il faut l'attribuer ou non à Donatello : c'est un buste en terre cuite polychrome, en grandeur naturelle, donné comme le portrait de Niccolo da Uzzano, citoyen illustre de Florence3 (fig. 1). Sa datation probable vers 1432 nous montre combien la 1 Aristote, La Poétique, I, 1447a, éd. et trad. J. Hardy, Paris, 1932 (6e éd. 1975), p. 29 (je souligne). Significatif pour nous, le fait que ce sont là, pratiquement, les premiers mots de notre premier grand traité d'esthétique en Occident. 2 Cf. par exemple A. Parronchi, // naturalismo integrale del primo Quattrocento (1967), dans Donatello e il potere, Florence-Bologne, 1980, p. 27-37. 3 Cf. notamment L. Planiscig, // busto del cosidetto Niccolo da Uzzano non è MEFRIM - 106 - 1994 - 2, p. 383-432 384 GEORGES DIDI-HUBERMAN Renaissance florentine sut accéder précocement à un réalisme extraordinaire, que signe là un travail probablement réalisé «sur le vif». L'historien des styles risquera d'ailleurs de s'en trouver tout dérouté, habitué qu'il peut être au caractère plus «ouvragé» des orfèvreries ghibertiennes ou bien, symétriquement, à l'héroïsme plus schématique d'un Nanni di Banco. En face de cela, le buste donatellien, cinquante ou soixante ans avant les terres cuites de Guido Mazzoni4, nous montre combien Γ« absolue ressemblance» aura pu constituer, dès le premier tiers du XVe siècle, la revendication fondamentale d'une œuvre plastique. La ressemblance apparaît donc bien ici comme le terme même du travail artistique : à entendre cette fois comme sa raison (sa cause formelle), son enjeu, comme la fin ultime (la cause finale) de toute une esthétique vouée corps et âme, si l'on ose dire, aux pouvoirs de l'imitation. Une telle situation, on le sait, ne faisait que commencer; depuis les traités d'art du Cinquecento jusqu'aux évidences impensées de beaucoup d'historiens de l'art, aujourd'hui, la ressemblance humaine - et, partant, humaniste - aura constitué une espèce d'axiome de base, une donnée absolue, évidente, inutile à démontrer, pour comprendre ou pour simplement appréhender la culture visuelle de toute une époque. Mais que l'art du Quattrocento soit massivement et incontestablement mimétique, cela autorise-t-il - métho- dologiquement - de traiter la ressemblance comme un terme substantia- lisé, un axiome non problématique, une fin en soi? Faire de la ressemblance un terme substantialisé, un axiome, une fin en soi, n'est-ce pas la meilleure façon d'oublier, avec la prudence méthodologique d'Aristote, la nature essentiellement différentielle, donc problématique, la nature essentiellement relationnelle et relative de toute ressemblance? Faire de la ressemblance un terme, oublier peu à peu la complexité et l'inévidence de sa nature relationnelle, voilà pourtant qui fut l'œuvre d'une longue tradition, tendue entre l'histoire de l'art académique de Vasari - revendiquée comme humaniste - et l'histoire de l'art «scientifique» - elle dovuto a Donatéllo, dans Firenze e il mondo, I, 1948, p. 35-37. H. W. Janson, The Sculpture of Donatéllo, Princeton, 1957, II, p. 237-240. M. G. Ciardi Duprè dal Pog- getto, Una nuova proposta per il «Niccolo da Uzza.no», dans Donatéllo e il suo tempo. Atti delWlII Convegno internazionale di studi sul Rinascimento, Florence, 1968, p. 283-289. P. Barocchi et G. Gaeta Bertela (dir.), Donatéllo, Niccolo da Uzzano, Florence, 1986, rendent l'œuvre à Donatéllo, sur la base de sa récente restauration. J. Pope-Hennesy (Donatéllo, trad. J. Bouniort, Paris, 1993, p. 140-143) aura fini par y reconnaître «l'évidence [de] la paternité de Donatéllo» (p. 142), tandis qu'A. Rose- nauer (Donatéllo, Milan, 1993, p. 319-320) l'attribue à Desiderio da Settignano. 4 Cf. A. Lugli, Guido Mazzoni e la rinascita della terracotta nel Quattrocento, Turin, 1990, qui, curieusement, ne fait aucun sort au buste donatellien. RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI 385 aussi revendiquée comme humaniste - d'un Panofsky5. L'enjeu de cette tradition fut de boucler un système, dans lequel devaient progressivement s'estomper les différences, se résoudre les conflits, se recoudre les déchirures. Un tel système rend aisé, devant le buste donatellien, de mettre en boucle - de faire ronronner ensemble, idéalement - ces deux évidences esthétiques que sont l'imitation de la nature et celle des Anciens. Quoi de plus évident, en effet, que l'imitation de la nature dans le buste de Niccolo da Uzzano? Il suffit d'admirer comment l'artiste poussa le souci naturaliste jusqu'à rendre très exactement un grain de la peau, le défaut d'une verrue sur la joue gauche, la forme singulière d'une oreille, et ainsi de suite. Mais quoi de plus évident aussi que cette imitation de l'Antiquité, qui complète harmonieusement la singularité visuelle de ce visage, l'idéalise et l'universalise, la réfère à une culture classique, bref place la ressemblance naturelle et humaine du bourgeois florentin sous l'autorité d'une ressemblance culturelle, c'est-à-dire humaniste'? Non seulement l'artiste a vêtu le personnage d'un drapé à l'antique, mais encore son choix formel général - un buste en grandeur naturelle - reprend de manière caractéristique, et pour la première fois sans doute dans la Renaissance florentine, un choix typique de la statuaire romaine6. L'impératif de ressemblance apparaît ainsi résumé, bouclé dans un système simple - apparence sensible et idéalisation, présent et mémoire, nature et culture, singularité et universalité - qui, de plus, prétend historiquement rendre compte de son «invention» stylistique au Quattrocento. Ou plutôt de sa réinvention, puisque la notion même de «Renaissance» {rinascita) se fonde, on le sait bien, sur une ambivalence structurelle qui fait de toute modernité une origine comprise comme rupture (ce qui est renaissant est moderno, dans le vocabulaire humaniste, s'opposant à tout ce qui est vecchio, c'est-à-dire médiéval) - mais aussi, bien sûr, une origine comprise comme répétition, au regard de quoi ce qui est moderno sera compris comme équivalent de l'antico (d'où, chez Vasari par exemple, 5 Je me permets, sur cette tradition «humaniste» de l'histoire de l'art, de renvoyer à une réflexion antérieure : G. Didi-Huberman, Devant l'image. Question posée aux fins d'une histoire de l'art, Paris, 1990, p. 65-168. 6 J. Pope-Hennessy (The Portrait in the Renaissance, Washington, 1966 [Bol- lingen Series, XXXV-12], p. 72-86) évoque ce rapport, sans toutefois nommer le buste en question : car il résiste à en faire une œuvre de Donatello. Le problème est cependant repris, de façon bien plus approfondie, par J. Schuyler, Florentine Busts : Sculpted Portraiture in uploads/s3/ didi-huberman-georges-ressemblance-mythifiee-et-ressemblance-oubliee-chez-vasari-la-legende-du-portrait-sur-le-vif.pdf

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