1 Olivier Douville, Visuel/Regard…………………… D’un au-delà de la métaphore, ou lors

1 Olivier Douville, Visuel/Regard…………………… D’un au-delà de la métaphore, ou lorsque l’anamorphose brise l’allégorie Olivier Douville Ce texte est dédié à la mémoire de mon ami F. Manenty qui, par son texte «! Anamorphose paternelle! », m’a mis au travail sur une théorie généralisée de l’anamorphose. Avant-propos Le motif de l’anamorphose revient régulièrement dans les enseignements de Jacques Lacan durant un peu plus de quatre années, de février 1960 à mars 1964,! soit un espace de temps qui va du Séminaire L’éthique de la psychanalyse à celui Des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Rappelons que le jeu de perspective auquel on a donné le nom d’anamorphose, consiste à déformer une image jusqu’à l’anéantissement de son pouvoir de représentation, de sorte qu’elle se redresse lorsqu’on la regarde d’un autre point de vue. Cet intérêt marqué par Lacan pour un tel artifice d’optique était partagé par des phénoménologues et les historiens de l’art, au premier rang desquels Jurgis Baltrusaïtis, immense recenseur d’insolite esthétique, toujours à l’affût de l’anormal et du merveilleux dans l’art. Le modèle de l’anamorphose, parangon des illusions d’optique et du trompe-l’œil, est incomparable par la merveilleuse solution qu’il apporte à toute la problématique du décentrement des champs de la vision et du regard. Rien de plus impressionnant qu’une anamorphose, rien qui ne nous donne davantage le sentiment d’être piégé par la représentation, d’être absorbé par elle et en elle, d’être vu par la chose qu’on est censé regarder, reconnaître et identifier. Par cet habile stratagème, le tableau nous rappelle que savoir et voir n’ont pas le même mode d’être, dès lors que l’on admet que, si l’on saisit par la vue, l’on est, en revanche, par le regard saisi. L’anamorphose, enfin, est un accident souverain opposant son énigme à toute saisie conceptuelle de la peinture en termes de mimésis. Mais c’est aussi un tour de passe-passe. Un jeu, une façon de “! fort-da! ” entre la posture active et la posture passive. Un jeu se glisse entre le temps pulsionnel du “! voir! ” et celui “! d’être vu! ”, et toute la psychologie de la vision est remise en question. La tache en anamorphose dévore la toile et engloutit son spectateur. La postérité de ce trope plastique, qui s’exprime aussi dans le fait que le plus fameux motif en anamorphose de l’histoire de la peinture occidentale orne la couverture du Séminaire XI de Lacan,! la place intégralement comme un fait illusoire crée par l’industrie remarquable de peintres habiles ou virtuoses. Un inconfort 2 Olivier Douville, Visuel/Regard…………………… visuel qui bouge littéralement le spectateur et qui, venu de l’art de la Renaissance, ruisselle dans l’opulence baroque. Serait-ce une des fonctions de la figure que de mettre en jeu un principe de dévoration où le détail déchirant, la tache, l’anamorphose, dévore le tout! ? Oui dans le sens de la première menace, celle qui fait l’anamorphose le contre-jour vampirique du triomphe conventionnel de la représentation. Ce contre- jour ne réussit pas totalement à ruiner, à vampiriser les ordonnances des détails. Sa valeur de “! trouage! ” de l’énoncé pictural le fait tenir en tension, comme en équilibre, c’est tout autant la signification conventionnelle de le majesté des Ambassadeurs et des aspects régulateurs des rhétoriques de savoir qui s’évanouit que la dimension de la Chose dénudée dans une prescience de “! fin du monde! ” qui fulgure et échappe à son tour. En 1964, lors de son séminaire, J. Lacan veut illustrer la pulsion scopique et son circuit. Il choisit de commenter le tableau d’Hans Holbein, Les Ambassadeurs, autour des distorsions possiblement opérables sur son motif anamorphique central et très net, cette tache oblongue et crayeuse qui, par redressement perspectif, peut figurer un crâne humain. Or ce n’est pas avec la seule mention du tableau d’Holbein que le terme d’anamorphose a fait son entrée dans le vocabulaire lacanien, le thème de l’«! amour courtois! » escorte, dans la référence au dispositif de l’anamorphose, très rapidement, les références au chef d’œuvre pictural. Nous verrons maintenant en quoi ce tableau d’Holbein sert de pièce centrale à ce rapport de Lacan à l’anamorphose. Pour cela, je détaillerai autant que cela m’a été possible la genèse et la structure de ce tableau. Hans Holbein “ le jeune ” avant les Ambassadeurs L’histoire de ce tableau, qui date de 1533, renvoie à l’amitié entre trois hommes! : Hans Holbein, Érasme et Tomas More. En novembre 1521, Erasme se fixe définitivement à Bâle. Il règle sa vie morale et intellectuelle sur les principes de la liberté et de l’indépendance d’esprit, dédaignant les luttes partisanes qui se produisaient et qui le poursuivaient ailleurs. Holbein, dont la famille s’était fixée dans cette ville dès 1515, fait sa rencontre par l’intermédiaire de Myconius, d’Amerbach et de Froben! ; Érasme lui ouvre les routes de l’Europe et, surtout de Londres. Il lui donne des lettres de recommandation à l’attention de P. Aegidius à Antwerpen ainsi qu’à T. More et à d’autres amis et connaissances londoniennes. Holbein quitte Bâle en 1524, peu de temps après la mort de son père, et part pour la France, dans l’espoir de trouver un mécène en la personne de François Premier, il y découvre la peinture de Léonard de Vinci et la pratique du dessin au crayon de couleur. Un séjour préalable dans les Pays-Bas ne fut pas sans bénéfice artistique. Sous l’influence, croit-on, du grand Q. Metsys, le peintre paraît prendre encore plus la juste 3 Olivier Douville, Visuel/Regard…………………… échelle des psychologies de ses personnages, davantage que chez L. Cranach le jeune, par exemple! ; encore que quelque chose d’une pointe métallique creusera les traits des principaux modèles d’Holbein en d’imperceptibles restes de souci, l’aspect clair et éveillé du regard s’opposant à la grave densité des figures. La manière du peintre ne célèbre pas la matière émotive de la chair. Le regard, l’expression et la posture s’enchaînent dans des portraits où les personnages tendent à exister par eux-mêmes et s’avancent vers nous, éveillés et concentrés. L’expression des yeux, imprégnée de l’âme, concentrée vers l’intérieur, se dirige vers des lointains dont la mire est souvent située au-delà du champ du tableau. 1526. C’est le premier séjour anglais d’Holbein. Il commence par s’établir dans la maison de campagne de T. More, dédicataire de l’Éloge de la Folie d’Erasme, lequel Éloge se vit orner d’illustrations dues à la main d’Holbein (1523). Bel exemple de solidarité permutative! ! À Chelsea, le peintre compose un portait de la famille du célèbre utopiste, œuvre hélas à jamais perdue. Seules survivent des esquisses à la détrempe sur toile. 1527. Le portrait de More, seul. La gravité du visage impressionne. Objectiviste impitoyable, Holbein laisse la grandeur morale du modèle s’imposer au spectateur! ; dans son austérité, le portrait, cependant, est, comme bon nombre d’œuvres du peintre, riche en précisions, fourni en détails. Un tel art du détail culminera en 1533 dans Les Ambassadeurs. Mais face aux portraits de More et d’autres célébrités contemporaines du philosophe, aucunement compliqués ou alourdis d’effets en trompe-l’œil, il serait illusoire et vain de chercher à comprendre la peinture d’Holbein par la recension patiente et exacte des représentations des objets. Ceux-ci enserrent des personnages. Ils précisent on ne peut plus opportunément l’univers de leurs occupations et de leurs pensées, sur un mode bien plus souvent allégorique que documentaire. Les détails peints n’épuisent pas le mystère de l’expression! ; ils l’annoncent à peine, et parfois même en divertissent le spectateur. Ce n’est pas par le détour de leur collecte obsessionnelle que la spiritualité de l’œuvre nous atteint. Par-delà l’attraction symbolisante, sa force d’attraction peut résider, comme chez les prestigieux anciens Flamands, Van Eyck, David et Van der Weyden — ou encore comme chez Metsys un peu après, dans ce double foyer de tension qui attire et déplace le regard. S’y entrelacent, pour le spectateur, ! des temps et des tensions entre une fascination obligée et inévitable pour la manière et le rendu du détail et l’exhaussement du voir vers la spiritualisation de la figure humaine, là où elle s’illumine pudiquement. Le commentaire esthétique! de ces œuvres ne peut que prendre en compte la façon dont la vérité psychologique singulière à ces portraits se contextualise à partir des indices figurés, caractéristiques des domaines intellectuels et matériels qui sont ceux de l’homme portraituré, sans 4 Olivier Douville, Visuel/Regard…………………… jamais toutefois se réduire à l’énumération de ces indices, ni entièrement se déduire d’eux. P2minent peintre du contexte intellectuel, Holbein est aussi un artiste qui sait donner corps à la singularité de chacun de ses modèles. De même la position subjective s’exprime par la posture sans se réduire à elle. On ne saurait caractériser mieux que par cette peinture l’écart qui existe entre la jouissance esthétique et le plaisir de connaître et de s’informer du sens du détail. Cet art insiste à la fois sur la nécessité d’un ordre des choses et d’un contexte et sur la fonction de cette esthétique aride de la figure humaine qui, la vouant au mystère, à la profondeur et à la gravité, ne cesse d’indiquer une autre scène uploads/s3/ douville-anamorphose-pdf.pdf

  • 140
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager