LE TOURNANT PASTORAL DE L’ART CONTEMPORAIN Amar Lakel - Tristan Trémeau Communi
LE TOURNANT PASTORAL DE L’ART CONTEMPORAIN Amar Lakel - Tristan Trémeau Communication donnée le 4 octobre 2002 lors du colloque international L’Art contemporain et son exposition au Centre Georges Pompidou à Paris, co- organisé par le Collège International de Philosophie et le Ministère de la Culture et de la Communication. Amar Lakel est docteur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Paris X-Nanterre. Il est chargé d’étude à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris. Tristan Trémeau est docteur en histoire de l’art à l’Université de Lille III-Charles-de- Gaulle, critique d’art (Artpress, L’Art Même, Art 21) et commissaire d’expositions. Il enseigne l’histoire de l’art contemporain et l’histoire des expositions à l’Université de Paris 1-Sorbonne. Cette communication est la première issue d’un travail, conçu sous la forme d’un dialogue entre un historien de l’art et critique d’art, dont les écrits et l’enseignement universitaire analysent les enjeux esthétiques et politiques de la croissance de la valeur d’exposition depuis les avant-gardes jusqu’aux pratiques de l’art contemporain, et un chercheur en sciences de l’information et de la communication dont les domaines de recherche, regroupés sous la problématique générale des relations entre espace public et médias, sont l’étude des rapports entre infrastructures communicationnelles et gouvernance ainsi que l’analyse des restructurations des relations entre société civile et État en France. Notre dialogue s’est construit autour du souci de penser ce qui, dans un grand nombre d’œuvres contemporaines, dans leurs modes de production, d’exposition et d’adresse aux spectateurs, dans l’expérience que ceux-ci ont de ces œuvres et de leurs dispositifs d’exposition, relève de la traduction d’a priori idéologiques qui nous paraissent esthétiquement et politiquement critiquables. Nous voulons parler essentiellement des stratégies artistiques et des discours d’exposition qui promeuvent des notions telles que le don, la reliance et le pacte, qu’ils ressortissent à ce que Nicolas Bourriaud appelle l’esthétique relationnelle 1 ou à ce que Thierry de Duve, avec l’exposition Voici, entend imposer comme impératif de l’art : la création d’un nouveau pacte communautaire unissant le je, le vous et le nous 2. Notre but est de soumettre à critique et à discussion tout ce qui relève : 1. de stratégies de monstration de la supposée naturalité et banale universalité de l’homme dénudé, où le quotidien de l’“homme du commun” s’érige comme modèle d’un art pastoral postmoderne ; 1 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 1998. 2 Me voici, Vous voici, Nous voici, sont les trois chapitres de l’exposition et du catalogue Voici, 100 ans d’art contemporain, Palais des beaux-arts de Bruxelles, 23 novembre 2000 - 28 janvier 2001, éd. Ludion/Flammarion. Cf. Tristan Trémeau, “Voici, ou l’exposition comme symptôme idéologique”, Artpress, n°266, mars 2001, p.88. 2. de techniques de dévoilement, d’assignation et de médiation du soi par l’exposition d’une relation intime et collective du je à l’autre et du nous au nous, où nous rencontrons les vieux modèles pastoraux catholiques (la confession, la communion et le tableau pastoraux) ; 3. de processus d’exposition de la communauté, toujours considérée comme à la fois à restaurer et à venir, en raison de l’impératif absolu et déclaré de l’alliance, du pacte social, en lequel le “peuple homme” se miroiterait et se reconnaîtrait. En partant des œuvres et des expériences qu’elles procurent, puis en analysant ce que leurs dispositifs d’exposition impliquent comme retombées idéologiques, nous verrons que le champ de l’art contemporain s’est trouvé chargé, depuis le début des années 1990, d’une mission pastorale qui se confond avec la mission médiatrice assignée aux artistes et à leurs productions par l’institution, et qui recoupe la mission politique de constitution de la communauté de communication, promue par le philosophe Jurgen Habermas et déjà critiquée par Michel Foucault dans ses derniers écrits. Le renversement Du point de vue de l’évolution des dispositifs artistiques dans le champ de l’art contemporain, le phénomène que nous voulons décrire semble avoir pris pour positives - comme “allant de soi” et proposant une nouvelle “nature” de l’exposition et de l’adresse artistiques - les dimensions idéologiques que Michel Fried redoutait voir poindre et se développer dans l’art minimaliste. L’analyse proposée par ce dernier dès 1967 est passionnante, quoique limitée par l’opposition binaire qu’il orchestre entre minimalisme et modernisme 3, car Fried signale les risques de glissement idéologique de ce qu’il appelle la “théâtralité de l’art littéral” 4. Il a bien perçu que les œuvres minimalistes étaient d’emblée conçues comme indissociables de leur mise en situation dans l’espace, et que la présence du spectateur était un préalable à l’établissement de la situation produite, en même temps que sa visée. Les sculptures de Robert Morris ou Tony Smith, en raison de leurs proportions humaines, interpellent le visiteur, l’assignent à comparaître et à se comparer à ces objets si anthropomorphiques qu’il deviennent les modèles de l’espace et du spectateur. Selon Fried, l’objet minimaliste “extorque” au spectateur une “complicité particulière” et “exige sa considération” , parce qu’il se présente dans un rapport où tous les attributs mythiques du nu, de la simplicité et de la pureté phénoménologique 3 La défense du modernisme en opposition au minimalisme affaiblit en partie le propos de Fried, d’autant qu’il établit sa pensée sur l’idée d’un spectateur universel, à l’instar de ceux qu’il critique. Sur ce point, voir l’analyse très éclairante de Catherine Perret, “Faire un tableau comme on enroule une bobine de film-cinéma”, Ligeia-Dossiers sur l’art, “Abstractions”, n°37-40, octobre 2001-juin 2002, pp.40-46. C’est sans doute parce que Fried rencontre dans le minimalisme des grandes proximités en même temps que de très grandes différences d’avec le modernisme qu’il défend, que son analyse critique laisse apparaître les possibles écueils idéologiques de la “théâtralité littéraliste” de la façon la plus vive et limpide. 4 Michael Fried, “Art and Objecthood”, Artforum, été 1967, traduit par Claire Brunet et Catherine Ferbos, in Art Studio, Paris, n°6, automne 1987, pp.7-27. Toutes les citations de Fried proviennent de cet essai. s’exposent 5 : un calme bloc obscur me fait face, son silence me tient à distance, il est autre et je suis moi :“être mis à distance de tels objets n’est pas, écrit Fried, une expérience radicalement différente de celle qui consiste à être mis à distance, ou envahi par la présence silencieuse d’une autre personne”. De fait, les dispositifs minimalistes incluent cette question du je et de l’autre, et donc du je ou du soi qui se révèle à soi-même, par le face-à-face (dimension anthropomorphique de la sculpture parfois creuse et donc mentalement accueillante pour mon corps), la projection spéculaire (utilisation récurrente du miroir) et l’identification sérielle (la répétition générique du même me renvoie à moi-même comme communément générique). Robert Morris n’était pas dupe de ce que pouvaient impliquer ces dispositifs, puisqu’il s’est exposé, photographié nu, au sein de sa I Box de 1992 6 . Cette exposition ne peut être qu’ironique, parce qu’un tel degré de tautologie (la boîte en forme de I - de je -, qui s’ouvre pour dévoiler son intérieur qui n’est autre que Morris lui-même dans son plus simple appareil, un sourire narquois aux lèvres) ne peut que détruire l’illusion d’un rapport direct à l’autre. C’est pourtant ce rapport qu’a voulu instruire Thierry de Duve, lors de l’exposition Voici, en exposant de façon liminaire des sculptures aux dimensions anthropomorphiques, debout ou couchées (Me Voici), puis en assimilant la question du monochrome et celle du miroir, de la planéité et de la visagéité 7, dans la section Vous Voici. Cette seconde section s’avère la plus problématique puisque y étaient exposés un monochrome noir de Günter Umberg, une représentation de miroir aveugle par Roy Lichtenstein, un vrai miroir de Jeff Koons, un tableau de René Magritte figurant une femme, de dos, qui regarde un monochrome noir, et une toile brodée de Rosemarie Trockel où est inscrit “Cogito ergo sum”. L’idée d’une complétude de la forme pure, impersonnelle et indifférenciée, ouvrant à l’universel, serait exemplifiée par le monochrome, exposé par de Duve comme ce qui, dans son épuration et son caractère dénudé, garantirait par effet spéculaire et identification l’idée d’une unicité du sujet et la révélation de lui-même et à lui-même comme sujet : comme si la forme n’avait pas d’histoire et le sujet non plus, comme si la forme n’était pas l’objet d’une production historique et le sujet non plus. Sur le socle phénoménologique “commun” de la rencontre - notion ô combien problématique mais non problématisée par de Duve -, idée à partir de laquelle le minimalisme a fondé en partie sa démarche, l’homme générique et universel (le 5 Robert Morris évoque, pour ses œuvres, un “mode d’appréhension public et impersonnel” (cité par Michel Fried, op. cit.). Dès l’apparition du minimalisme, Daniel Buren a signalé la part de “naïveté” de cette approche parce qu’elle ne prend pas en compte les contextes muséaux ou marchands dans lesquels ont lieu ces “rencontres phénoménologiques” : le white cube qui, lui aussi, propose tous les attributs mythiques de la simplicité et de la pureté, n’est pas un socle phénoménologique indifférent. Cf. Daniel Buren, Les Écrits (1965-1990), textes réunis et présentés par Jean-Marc Poinsot, Capc, Bordeaux, 1991. 6 Robert uploads/s3/ tristan-tremeau-le-tournant-pastoral-de-l-x27-art-contemporain.pdf
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- Publié le Jan 25, 2021
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