Collectif d’auteurs sous la direction de D. Mercier Le livre des techniques du
Collectif d’auteurs sous la direction de D. Mercier Le livre des techniques du son L’exploitation Tome 3 5e édition © Éditions Fréquences, Paris, 1993, 1998 pour les deux premières éditions © Dunod, 2007, 2013, 2019 11 rue Paul-Bert, 92240 Malakoff www.dunod.com ISBN 978-2-10-079627-4 Couverture : Rachid Maraï Illustrations intérieures : Pascal Mercier, Ursula Bouteveille-Sanders et Rachid Maraï Mise en page : Belle Page En mémoire d’André Charlin, ce précurseur de génie, de Georges Kisselhoff, et d’Antoine Bonfanti, professionnels de talent. Préface Technique d’artiste et art de technicien Pierre Schaeffer, dont nul ne peut ignorer l’inestimable contribution à l’art radiophonique, n’était pas favorable, vers la fin des années 1940, à la présence de musiciens à la console de prise de son (ultérieurement, il devait modifier cette opinion). Et il avait coutume de dire : « Les musiciens n’écoutent pas la musique. » Il y a là beaucoup plus qu’une boutade et, si ce n’est une leçon, c’est du moins un intéressant sujet de réflexion. La première question qui nous vient à l’esprit sera donc : qu’est-ce donc que les musiciens écoutent ?… et la réponse vient immédiatement : ils n’écoutent que la musique. Or, la musique est bien faite avec des sons ; et ces derniers possèdent de multiples carac téristiques propres, selon les cas, à nous procurer de multiples plaisirs ou déplaisirs (voire souffrances auriculaires). Il faut donc veiller à la qualité des sons restitués et transmis ; ces sons que, peut-être, les musiciens n’écoutaient pas suffisamment ; mais si cette qualité est, de toute évidence, une condition absolument nécessaire, serait-ce une condition suffisante ? Pour essayer de le savoir, il est indispensable de prendre conscience du fait qu’une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, ne peut, en aucun cas, être confondue avec son support et que, si la perfection de ce dernier est d’une importance considérable, elle ne peut jamais suffire à masquer l’absence d’une pensée sans laquelle il ne peut exister d’objet esthétique durable. Il y a là une vérité dont tous les artistes créateurs ont toujours eu conscience d’une manière intui tive et, dirais-je, naturellement. Le peintre, par exemple, sait fort bien que les caractéristiques chimiques de ses couleurs ainsi que leur aptitude à réfléchir la lumière ne peuvent être ignorées lors de la conception de sa toile, mais il ne croit jamais (sauf dans certains cas de paranoïa qui ont effectivement existé) qu’elles en constituent l’essence même. Le sculpteur prendra soin du choix de la matière qu’il veut modeler, mais ne croira pas que la séduction exercée par cette matière pourra lui suffire. Et Michel-Ange le savait bien qui, admirant le marbre qu’il avait élu, s’exclamait qu’il devait en faire « sortir son œuvre ». L’écrivain et le poète seront heureux de disposer du meilleur typographe et des caractères les plus élégants disposés sur un papier aussi agréable à l’œil qu’au toucher, mais ils ne négligeront pour autant ni leur grammaire ni leur syntaxe, ni surtout la rigueur de leur pensée. Et même l’architecte, soumis plus que tout autre aux multiples contingences que lui imposent ses matériaux, sait que la beauté profonde de son édifice ne sera pas due au grain des pierres, à la souplesse d’utilisation du béton, à la lumière et à la transparence du verre ou à la VI Le livre des techniques du son force et la ductilité de l’acier, mais à la manière dont il les aura organisés et projetés de l’abstraite conception de l’épure jusqu’à l’espace sensible du spectateur. Et il semble que ce soit au sujet du seul art des sons (je n’ai pas encore dit : de la musique) que puissent subsister quelques confusions. Il peut être découvert, à cela, de multiples raisons. La première est que le son touche l’être humain plus profondément que la lumière, comme s’il atteignait immédiatement et directe ment notre subconscient. Cette puissance est ressentie comme tellement naturelle, l’émotion qu’elle peut provoquer comme tellement intuitive qu’il nous peut arriver d’oublier, sauf bien sûr dans le cas du langage journalier, que, non plus « le » son, mais « les » sons peuvent être le véhicule des significations les plus diverses, qu’elles soient d’ordre sémantique ou d’ordre esthétique. Parlant de la magie des sons, Paul Valéry notait : « On sait comme les ressources de cet univers sont profondes, et quelle présence de toute la vie affective, quelles intuitions des dédales, des croisements et des superpositions du souvenir, du doute, des impulsions ; quelles forces, quelles vies et quelles morts fictives nous sont imposées… »1 Mais Igor Stravinsky avait, lui, pris ses distances vis-à-vis de cet univers magique et avait déclaré : « Je considère la musique, par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. Si, comme c’est presque tou jours le cas, la musique paraît exprimer quelque chose, ce n’est qu’une illusion et non pas une réa lité. C’est simplement un élément additionnel que, par une convention tacite et invétérée, nous lui avons prêté, imposé, comme une étiquette, un protocole, bref, une tenue et que, par accoutumance ou inconscience, nous sommes arrivés à confondre avec son essence. »2 Rien mieux que la contradiction de ces deux déclarations n’éclaire la boutade de Pierre Schaeffer. Pour le musicien, du moins celui qui est imprégné de la tradition occidentale, le son est d’abord et avant tout le support de son message, l’essence de ce dernier résidant dans une science et une subtilité d’organisation dont la perception sera génératrice d’émotion esthétique. Pour un tel musicien, le son est d’abord un support, comme il est d’abord un phonème pour l’orateur ; son aptitude à en assembler les relations en fera un langage dont la signification, ainsi que le disait Stravinsky, restera abstraite. Selon l’expression de Boris de Schloezer : « La musique est un langage qui n’exprime que lui-même. » Mais le musicien, tel que l’entend Stravinsky, n’est pas le seul à exister et, de plus, il n’existe pas seulement en tant que tel. Il est aussi un amateur de sons. Et, toutes les nuances intermédiaires pouvant être recensées, nous découvrirons des personnes qui sont sensibles avant tout au son lui- même, presque indépendamment du message qu’il véhicule. De sorte que nous devrions en déduire qu’il est bien dommage que nous ne disposions que d’un seul mot, celui de « musique » pour dési gner des phénomènes dont il est facile de voir qu’ils sont, entre eux, radicalement différents. C’est un fait observable que bien des musiciens professionnels et certains amateurs très éclai rés vivent intensément la musique au niveau de ce que les philosophes appellent la « mémoire mémorisante ». Pour eux, par exemple, une fugue de Bach restera belle même si le son du piano n’est pas, acoustiquement parlant, tout à fait satisfaisant. Relativement à une concep tion de la musique que d’aucuns trouvent trop abstraite mais pour laquelle j’ai, personnelle ment, la plus haute estime, on ne peut leur donner tort. Mais si de tels musiciens ou amateurs très éclairés veulent pratiquer la prise de son, ils risquent d’oublier, voire de ne même pas s’apercevoir, qu’une fugue de Bach est indiscutablement plus appréciée si l’on a le sentiment qu’elle est jouée sur un très bon instrument par un interprète digne d’éloge. La boutade de Pierre Schaeffer doit donc être prise a contrario : ils n’écoutent que la musique. Malheureu sement, cette écoute est insuffisante pour qui veut être un bon preneur de son. 1. In Léonard et les philosophes. 2. In Chroniques de ma vie. Préface – Technique d’artiste et art de technicien VII © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit. Il paraît évident qu’il doit bénéficier de tout ce qui, dans chacun de ces cas extrêmes, peut être considéré comme une qualité ; et, en fait, tout est qualité puisque nous avons constaté des déficiences et non des excès : ne pas écouter suffisamment les sons ou ne pas écouter suffisamment la musique ; ou encore, dans le cas d’un autre type de message, ne veiller qu’à l’intelligibilité du texte ou sacrifier cette dernière à la séduction de l’ambiance sonore. En ce qui concerne cette ambiance sonore, c’est-à-dire la restitution (ou la création) parfaite, du fait acoustique accompagné de tout ce qui en fait la beauté immédiatement sensible, il n’y a lieu d’ouvrir aucune discussion car le consensus se fait immédiatement : le preneur de son doit être possesseur d’une excellente oreille (disons une oreille au moins statistiquement normale) et connaître parfaitement tous les aspects techniques de son métier. En ce qui concerne la res titution du message dans sa « totalité », c’est-à-dire dans le respect de sa construction et de sa signification, les avis peuvent être davantage partagés puisqu’il s’agit là d’un aspect plus culturel que technique. Le preneur de son cesse d’être seulement un exécutant pour devenir un véritable interprète et, à ce titre, son rôle est considérable. En ce qui concerne la musique, on l’a parfois comparé à un « chef d’orchestre uploads/s3/ feuilletage-49.pdf
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- Publié le Jan 05, 2023
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