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Tous droits réservés © Revue d'art contemporain ETC inc., 2003 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 15 sep. 2020 00:18 ETC Jacques Rancière : « Le partage du sensible » Christine Palmiéri L’obsession du réel Numéro 59, septembre–octobre–novembre 2002 URI : https://id.erudit.org/iderudit/9703ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Revue d'art contemporain ETC inc. ISSN 0835-7641 (imprimé) 1923-3205 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Palmiéri, C. (2002). Compte rendu de [Jacques Rancière : « Le partage du sensible »]. ETC, (59), 34–40. JACQUES RANCIÈRE : « LE PARTAGE DU SENSIBLE » ans cette ère d'individualisation qui sévit depuis plusieurs décennies, les notions de communauté et de partage se sont infiltrées dans les discours des philosophes et des théoriciens de l'art. Nous avons rencontré et interrogé Jacques Rancière, philosophe, auteur de nombreux ouvrages1 et colla- borateur occasionnel à la revue Art Press, sur ces questions du partage du sensible, afin de mieux com- prendre leur actualité, mais aussi afin d'être éclairé sur l'évolution sociale et esthétique de notre époque. Christine Palmiéri : M. Rancière, dans vos livres Le partage du sensible et L'inconscient esthétique, vous semblez remettre en cause les discours qui tendent à expliquer l'évolution esthétique de l'art d'une façon trop rationnelle, selon un enchaînement de cause à effet, en omettant de considérer la dimension affec- tive liée à l'expérience esthétique. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par « partage du sen- sible » ? De quel sensible s'agit-il ici ? Celui des ré- cepteurs qui vivent l'expérience esthétique avec tous les affects et les percepts qu'elle provoque, ébranle et excite ou bien celui des créateurs qui injectent dans cet « objet » concret ou virtuel des fossiles (si j e puis m'exprimer ainsi) d'actions humaines ? Jacques Rancière : Le partage du sensible ne propose pas une théorie de la création artistique ou de la récep- tion esthétique. Dans ce livre, j'inscris la question des formes de l'une et de l'autre dans une question plus vaste. Le partage du sensible, c'est la façon dont les for- mes d'inclusion et d'exclusion qui définissent la parti- cipation à une vie commune sont d'abord configurées au sein même de l'expérience sensible de la vie. En ce sens, ma problématique est proche de celle d'une ar- chéologie à la Michel Foucault, où il s'agit de savoir d'abord comment l'ordre du monde est pré-inscrit dans la configuration même du visible et du dicible, dans le fait qu'il y a des choses que l'on peut voir ou ne pas voir, des choses qu'on entend et des choses qu'on n'entend pas, des choses qu'on entend comme du bruit et d'autres qu'on entend comme du discours. C'est d'abord une question politique, puisque pendant très longtemps les catégories exclues de la vie commune l'ont été sous le prétexte que, visiblement, elles n'en faisaient pas partie. Par exemple, les travailleurs et les femmes visiblement appartenaient à un univers do- mestique du travail et de la reproduction, étranger au monde du discours, de l'action et de la visibilité commune, un monde où il n'y avait que de l'affect et non du discours. Ma perspective n'est donc pas de réhabiliter l'affect contre le discours. Elle est plutôt de remettre en cause leur séparation comme marque d'un certain partage du sensible : séparation entre des gens quand on pose qu'ils n'ont pas le même langage, les mêmes percep- tions, les mêmes jouissances. J'ai longtemps travaillé sur les archives ouvrières en France au 19e siècle, et j'ai es- sayé de montrer que c'est ce qui était enjeu dans l'idée d'émancipation ouvrière : le refus d'un ordre de la do- mination qui était inscrit par avance dans la négation sensible d'un monde commun. Dans l'idée d'émanci- pation, il y avait la volonté d'être participant à un même monde, d'être reconnu comme parlant un lan- gage commun, mais aussi de pouvoir participer à tou- tes les formes du langage, y compris les plus gratuites. Au 19e siècle, il y a eu tout un débat sur la poésie ouvrière : les ouvriers, contrairement à ce qu'on leur demandait, à savoir, faire des chansons populaires, adoraient faire des alexandrins, affirmer une égalité dans la jouissance des mots, dans le refus du partage entre ceux qui se servent seulement du langage et ceux qui en jouissent. La question n'était pas pour moi d'analyser les réactions sensibles à l'art mais la manière dont les pratiques et les lieux de l'art viennent s'inscrire dans les formes plus larges du découpage de l'expérience commune avec ce que ce découpage si- gnifie en termes de communauté et d'exclusion. C. P. '.Justement, comment envisagez-vous cette ca- pacité commune aux mêmes jouissances, alors que l'on peut distinguer au moins deux réactions différen- tes dans la société vis-à-vis des œuvres d'art : d'une part, la sphère consensuelle des initiés, artistes et in- tervenants du milieu de l'art contemporain et, d'autre part, la sphère dissensuelle du grand public en général qui n 'a pas accepté que l'art, le grand art, s'éloigne de la vie, du réel et n 'accepte pas plus que l'art fasse partie de la vie, avec ce qu 'on appelle le non-art. Au fait, qu 'est- ce vous entendez quand vous parlez de non-art ? J. R . : La question est de savoir si l'art en général s'inscrit dans un horizon de communauté, quels que soient les gens qui vont voir telle ou telle exposition ou écouter tel ou tel concert. Ce que l'on appelle modernité et que j'aime mieux appeler régime esthé- tique de l'art a commencé quand l'art s'est séparé de certaines fonctions sociales : illustration de la religion ou des grandeurs monarchiques, service d'une aristo- cratie de la jouissance, et ainsi de suite. À ce moment, l'art est censé s'adresser à un lecteur ou à un auditeur quelconque, non qualifié par sa position dans une hié- rarchie. On trouve souvent paradoxal qu'à ce mo- ment-là justement, l'art se soit écarté des normes re- présentatives, pour explorer toute une série de voies dont on peut dire qu'elles ne sont pas des voies « po- pulaires ». Mais il n'y a pas d'art naturellement « ac- cessible à tout le monde ». Proust disait qu'un art « populaire », c'était un art destiné aux membres du Jockey-Club. Un art consensuel s'adresse en fait à un « homme sensible type » défini par une certaine hié- rarchie. L'art accessible à tout le monde aujourd'hui, c'est Les Meules de foin de Monet dont on sait à quel point elles ont pu être repoussées et considérées par toutes les classes de la société comme quelque chose d'impossible, cent ans ou cent trente ans auparavant. On ne peut pas identifier un art représentatif à un art pour tout le monde et un art supposé d'avant-garde à un art pour initiés. L'art apprécié par tout le inonde aujourd'hui est un ancien « art pour initiés ». Ou bien l'art est voué à un public spécifique et à une fonction spécifique. Ou bien il s'universalise à travers des tra- jets et des publics aléatoires. Ce n'est plus une discrimi- nation de fonction sociale qui joue là mais plutôt des sélections aléatoires. Quand on dit que l'art contempo- rain n'est pas fait pour le grand public, c'est vrai et ce n'est pas vrai. C'est vrai au sens où il suppose tout un processLis d'apprentissage mais, au fond, ce processus d'apprentissage relève de l'aléa et du choix plus que de l'appartenance à une classe déterminée. C. P. : Quand j e parlais de sphères consensuelle et dissensuelle, je faisais référence à des classes qui se for- ment par elles-même, par ces choix. Qu'est ce que vous entendez par non-art ? Est-ce que c'est ce qu 'on entend généralement ou bien avez-vous votre propre définition ? J. R. : Le non-art n'est pas pour moi une zone hon- teuse du faux art, du commerce, etc. Je ne m'intéresse pas non plus aux problématiques de requalification des objets du genre « ceci est de l'art ». En invoquant ce concept, je renvoie simplement à ceci que l'art est totijours en même temps autre chose que de l'art. Cette « autre chose » est facile à identifier quand l'ar- tiste sert la foi, le pouvoir, les divertissements des éli- tes, etc. La chose devient plus complexe, dans le ré- gime esthétique de l'art, quand l'art est déclaré auto- nome, délié de toute tâche d'illustration des grandeurs religieuses ou nobiliaires. Là encore il y a un apparent paradoxe. Quand l'art a cessé de servir les rois on en a même temps fait un royaume autonome et on lui a assigné, uploads/s3/ jacques-ranciere-le-partage-du-sensible.pdf

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