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> Appareil » Articles Articles « Les Immatériaux de Lyotard (1985) : un programme figural » Jean-Louis Déotte Quand Lyotard reçoit la proposition de concevoir pour le Centre G. Pompidou une exposition sur les « nouveaux supports », il vient à peine de publier Le Différend (1983) qui est une théorie de la phrase dans le cadre de ce qu'on pourrait appeler une ontologie du singulier. La phrase est l'autre nom de l'événement, de ce quoi qui arrive, ce quod ? sur lequel il faut nécessairement enchaîner par une autre phrase, même si cet enchaînement est largement ouvert et improbable. De ce fait, la forme du jugement la plus appropriée face à la phrase, c'est le jugement esthétique au sens de Kant parce qu'il est réflexif, et qu'à partir d'un cas, on doit pouvoir inférer une loi. Tout le contraire du jugement déterminant, lequel présuppose l'existence de la loi, comme en physique mathématique où le cas illustre et exemplifie la loi. Depuis les années 60, qui culmineront avec sa thèse Discours, Figure, (1971), Lyotard développe sa réflexion esthétique à partir de l'opposition événement/système. Le système étant entendu comme chez les structuralistes comme ce code sans lequel il n'y aurait pas de message. L'originalité de Lyotard par rapport au structuralisme consistant à débusquer ce qui échappe au code, au système réglé de traces constituant un bloc d'écriture ayant fait époque. Cette hétérogénéité à ce qu'on peut appeler un programme culturel époqual a la consistance de ce qui ne se laisse pas écarteler dans un système d'oppositions de signes. Pour Lyotard, les époques de la culture sont à l'épreuve d'irruptions événementielles, disruptives, provenant du figural, cette puissance de déliaison libidinale, qui fait irruption irrégulièrement dans l'histoire de la culture comme si un inconscient collectif déréglait les bonnes formes et les scènes de la représentation. L'opposition devient alors : figural / programme culturel époqual. On peut la concevoir dans la descendance du Nietzsche opposant Dyonisos et Apollon. Sauf que l'Apollon lyotardien s'écrit comme un programme. Ainsi pour lui, ce qui brise le programme pictural ou sculptural médiéval, exemplifié par l'étude de la lettrine gothique, c'est l'irruption de la peinture de Masaccio dont la puissance libidinale, un mixte de désir et d'angoisse, défait les belles images du gothique qui n'étaient au fond que la face imagée du texte sacré : la Bible. Les pages où il montre que Duccio et Giotto appartiennent au bloc d'écriture médiéval, et non, malgré les apparences, à celui de la projection renaissante, sont devenues des classiques de l'histoire de l'art. Cela étant, il ne va pas faire de Masaccio l'instaurateur de l'espace perspectiviste, même si Le tribut de Saint Pierre de la Chapelle Brancacci de l'église du Carmine à Florence ou Adam et Eve chassés du paradis (1424-1427) lui appartiennent intrinsèquement C'est qu'en effet, le programme perspectif, tel qu'il sera développé par Alberti dans le De la peinture, vient encoder pour plusieurs siècles une puissance de figuration qui ne lui appartient pas, qui est anhistorique. Ce radicalisme lyotardien rend difficile la compréhension de l'extraordinaire puissance productrice dudit programme sur plusieurs siècles. C'est en étant conscient de ce paradoxe que j'ai développé la notion d'appareil, ce dernier pouvant être conçu comme un programme générant des figures plastiques jusqu'à l'épuisement de tous ses possibles. Ce qui de fait deviendra évident pour le programme projectif au XIXe siècle avec la peinture narrative et commémorative (Ingres). Suivant cette hypothèse, reprise de Flusser (1) on sait que tous les possibles d'un programme seront réalisés un jour, mais on ignore dans quel ordre. Le cadre d'intelligibilité utilisé par Lyotard a été jusqu'alors celui de Jakobson : le schéma de la communication, ce qui implique que chaque message soit indissociable d'une configuration de pôles : le destinateur, le destinataire, le référent, le code, le support. Mais à la différence du structuralisme strict, pour Lyotard, les pôles n'existent pas réellement avant le message : la phrase est un tout qui à chaque fois redéfinit les pôles de la communication. Chaque régime de > Appareil » Articles phrase est un nouveau monde : une phrase de connaissance (dénotative) n'est pas une performative ou n'est pas une phrase de commandement, etc. (2) Chaque phrase est comme un coup porté dans un jeu entre locuteurs, chaque phrase pouvant être définie dans un jeu de langage qui est un jeu à règles. La commande (3) du Centre de Création industrielle et de Thierry Chaput l'amena à déplacer son modèle du primat de la communication (qu'il avait déjà enrichi) vers celui d'une production techno-scientifique de la réalité sensible, langagière, artistique, etc, où pour le dire vite, c'est du langage au sens le plus général, et par exemple des algorithmes, que doit émaner la réalité nouvelle. C'est la raison pour laquelle pour caractériser cette situation inouïe dans l'histoire des hommes où dorénavant la matière n'est plus ce que l'on trouve devant nous toujours déjà-là, comme cette substance qui nous affecte sensiblement et dont il faut connaître les structures pour la transformer, où le langage pouvait la désigner de l'extérieur comme le référent de ses phrases, dorénavant ce sont les messages qui génèrent les matériaux, raison pour les nommer immatériaux. Les immatériaux sont donc des matériaux dont l'essence est langagière, c'est-à-dire numérique. Pour cette raison, ils relèvent de la métaphysique. Les immatériaux sont métaphysiques parce qu'ils ne sont pas donnés. Pour Lyotard, la révolution techno-scientifique consiste en un renversement du langage par rapport à son référent matériel. Ou encore pour le dire en termes heideggériens à propos de Kant (4) : là où il y avait un homme de la finitude, un artisan par exemple, qui du fait de sa finitude devait bien prendre en considération les datas sensibles émanant du monde, c'est-à-dire les recevoir (thème de la passibilité cher à Lyotard) et les synthétiser selon les réquisits des formes pures de l'intuition sensible, des schèmes de l'imagination et des concepts de l'entendement, il y a désormais la possibilité d'une production sans restes de la réalité, à partir du langage le plus formel, le plus vide de sens, le plus logico-mathématique (5). Cette production, où il n'y a plus de différence entre le sensible et l'intelligible, entre le phénomène et la chose en soi, est métaphysique. La techno-science ainsi entendue marque le triomphe de la métaphysique et la fin de la philosophie, libérant la place pour la pensée (6). C'est ainsi que l'on passe des matériaux aux immatériaux. Les premiers sont donnés comme l'est la matière, les seconds sont produits par l'esprit qui calcule, ce sont des artefacts qui n'offrent aucune résistance à la connaissance qui est leur matrice. C'est la raison pour laquelle la différence entre science et technique tend à s'effacer, alors qu'auparavant l'invention technique pouvait conserver une part d'ombre pour la science et que la science elle-même ne débouchait pas nécessairement sur des applications techniques. À partir du moment où la matière n'est plus un donné, alors l'expérience n'est plus une valeur, pas plus que le travail, la volonté et l'émancipation. En découle la fin des Grands Récits (communisme, nationalismes, libéralisme, etc.) qui structuraient la modernité, récits qui étaient tous des récits d'émancipation. Cette production potentiellement sans limites va être comprise à partir d'un nouveau cadre d'intelligibilité avec les pôles suivants : la maternité (en lieu et place du destinateur), la matrice (code), le matériau (support), le matériel (le destinataire), la matière (le référent). C'est une autre problématique centrée sur la racine sanskrit mat qui s'impose et qui servira de schéma explicatif et constructif pour l'ensemble du site de l'exposition des immatériaux. Il y aura à partir de là cinq parcours d'exposition, issus d'un théâtre du corps beckettien, ce qui implique qu'il faudra opposer la nouvelle configuration à une ancienne configuration qui s'efface, centrée sur le corps. S'opposent ainsi ce qui est vient de moi à la maternité, la parole à la matrice, l'histoire à la matière, l'autre au matériel, le corps aumatériau. L'ancienne configuration se dessine ainsi en contrepoint ayant les caractéristiques d'un certain monde préindividuel au sens de Simondon (7), monde donné, échappant à toute préformation, un certain mythe de la nature humaine, où il y avait des certitudes sensibles et cosmo-théologiques (des destinations). On peut se demander si Lyotard n'a pas été ici la victime d'une interprétation très métaphysique de la matière, interprétation qui trouve son origine chez Aristote, et qui fait de la matière brute une sorte de tas de sable où chaque élément est indéterminé. Or, la critique de Simondon est revenue sur ce qu'il appelle hylémorphisme en montrant que la matière, la terre qu'utilise un potier par exemple, est toujours travaillée pour prendre forme, qu'elle n'est donc pas n'importe quoi, et qu'inversement, la forme du moule est une matière déjà prise dans une forme précise. C'est dire que pour Simondon, la clef de l'opposition métaphysique matière/forme, opposition qui est en fait post-aristotélicienne, se trouve non pas dans la technique avérée de prise de forme, mais dans quelque chose qui n'est pas technique, à savoir les rapports sociaux dominants sous l'Antiquité : la relation maître/esclave. C'est uploads/s3/ jean-louis-deotte-les-immateriaux-de-lyotard-1985-un-programme-figural 1 .pdf

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