1 Désir et expression chez Merleau-Ponty Jenny Slatman Présentation lors de la
1 Désir et expression chez Merleau-Ponty Jenny Slatman Présentation lors de la journée d'études sur Merleau- Ponty à l'École Normale Supérieure, rue d’Ulm, Paris, le 28 avril 2000. Nous aimerions remercier Renaud Barbaras pour son invitation, ainsi que Marie-Aude Lous Baronian pour ses remarques et corrections. 1. Introduction L'expression est un des thèmes cruciaux de la philosophie de Merleau-Ponty, en particulier dans son œuvre tardive. Elle y constitue la notion clé des phénomènes du langage, de la communication et de toutes les formes de l'art. Mais notons d'emblée que Merleau-Ponty ne conçoit pas l’expression comme une création ex nihilo ; il ne s'agit pas d'une création de quelque chose de nouveau à partir du pouvoir ou de la volonté strictement subjective, comme l'a par exemple affirmé André Malraux. 1 Dans Le doute de Cézanne, Merleau-Ponty décrit le phénomène de l'expression en art de la manière suivante : Elle n'est “ ni une imitation, ni d'ailleurs une fabrication suivant les vœux de l'instinct ou du bon goût ”.2 L'expression constitue un sens nouveau, mais cette constitution se fait à partir des sédimentations données. En d'autres termes, la parole parlante reste toujours tributaire de la parole parlée. C'est ainsi que Merleau-Ponty, dans plusieurs textes, parle du paradoxe de l'expression. Citons ici sa description de ce paradoxe dans La prose du monde : “ S'exprimer, c'est donc une entreprise paradoxale, puisqu'elle suppose un fond d'expressions apparentées, déjà établies, incontestées, et que sur ce fond la forme employée se détache, demeure assez neuve pour réveiller l'attention”.3 L'expression n’est ni dans la continuité de la tradition linguistique (ou de la tradition artistique) ni en rupture avec elle : elle reprend ou répète ce qui est donné en le transformant. L’enjeu pour nous ici est de comprendre le fondement intentionnel de cette expression “paradoxale”. Mais cela ne va pas sans poser quelques problèmes. Car, dans son œuvre tardive, Merleau-Ponty renonce à la notion d'intentionnalité subjective. Ce qui subsiste est “l'intentionnalité intérieure à l'être”.4 Bien évidemment, une telle idée d'intentionnalité bouleverse toute la conception de l'intentionnalité des actes, voire l'intentionnalité corporelle du “je peux”. Nous voudrions soumettre quelques propositions touchant l'idée d'intentionnalité au-delà du pouvoir de la conscience et du corps subjectif. 2 Dans la phénoménologie - contrairement à la conception scolastique - l'intentionnalité ne désigne pas une certaine qualité d'une substance, mais plutôt le rapport entre ce qui donne du sens et ce qui a reçu du sens. Le verbe latin intendere signifie, entre autres , “viser à”, “tendre à”. L'intentionnalité désigne la visée de quelque chose qui n'est pas encore présent. On ne vise pas quelque chose qui est donné dans l'espace et le temps, mais quelque chose qui est au-delà de ce qui est réellement donné. Prenons l'exemple du langage. Des mots, des lettres, des signes, graphèmes ou phonèmes, sont donnés d'une manière physique, mais ce que l'intentionnalité vise est leur sens (ou signification) qui n'est n’est pas “dans” ou “derrière” eux. En le visant, l'intentionnalité constitue le sens à travers ce qui est donné. Comme le dit Levinas à propos de la notion d'intentionnalité chez Husserl : “Le mot en tant qu'expression n'est pas perçu pour lui-même, il est comme une fenêtre à travers laquelle nous regardons ce qu'il signifie”.5 L'intentionnalité est donc le mouvement de transcendance qui transforme ce qui est donné en son sens. Si l'on admet que l'expression est un phénomène cardinal dans la pensée merleau- pontienne, on peut deviner pourquoi il n'a jamais pu abandonner entièrement l'idée d'intentionnalité. Merleau-Ponty entend l'expression comme l'acte de s'exprimer et non pas comme le résultat d'un tel acte. L'expression indique le moment où naît un sens nouveau, le moment où l'homme donne sens à sa vie, à son monde. Elle est la constitution du sens. Et pour cela un mouvement de transcendance, d'intendere, s'impose. Il n'y a pas d'expression sans intentionnalité. Dans ses premiers écrits, Merleau- Ponty décrit l'intentionnalité comme opérante et corporelle. C'est le corps qui se transcende pour constituer du sens. Plus tard, il ajoutera que la constitution du sens se fait à travers l'histoire, à travers la tradition.6 Une telle idée de constitution implique qu'on devrait renoncer à l'idée du corps subjectif en soulignant son côté anonyme et impersonnel. C'est ainsi que la notion de “chair” est développée. Disons que l'intentionnalité charnelle constitue du sens par la réversibilité entre mon corps et le monde, mon corps et celui de l'autre, et les autres entre eux. Le Moi prend part à la constitution du sens, mais il n'en est plus l'auteur unique. On est loin, maintenant, de la lucidité de la conscience. En suivant Freud, on pourrait estimer que le Ça ou l'inconscient joue un rôle également important dans la constitution du sens. En confrontant la phénoménologie avec quelques aspects de la psychanalyse, nous aimerions montrer ici que l'intentionnalité charnelle peut être comprise comme désir. Une telle lecture psychanalytique du phénomène de l'intentionnalité n'est pas arbitraire : en effet, surtout dans ses dernier écrits, Merleau-Ponty s’avère un interprète fervent des ouvrages de Sigmund Freud, de Jacques Lacan et de Mélanie Klein. Notre lecture parcourra entièrement l'œuvre de Merleau-Ponty en se concentrant sur sa pensée 3 tardive. Pour la description de l'intentionnalité, nous renvoyons particulièrement aux notes de cours qui ont récemment fait l’objet d’une publication, plus précisément à celles du dernier cours sur La Nature.7 Selon une phénoménologie psychanalytique, le désir peut être conçu comme la base de toute constitution du sens et donc comme l'origine de toute expression. Ce désir est à situer dans le sentir (l'aisthêsis) ; du même coup, il est à l’origine du travail de la création (la poïêsis). Il est vrai que Merleau-Ponty ne parle du désir qu'à peine, et encore moins de l'aisthêsis et de la poïêsis. C'est nous qui tentons de faire ici une reconstitution de ces phénomènes. Nous l'amorcerons par une analyse du sentir en termes d'aisthesis (§ 2). Pour montrer qu'il y a de l'inconscient au cœur de l'aisthêsis nous rechercherons en quel sens la phénoménologie de Merleau-Ponty se rapproche de la psychanalyse de Freud (§3). La convergence de la phénoménologie et de la psychanalyse mène à une “psychanalyse de la Nature”. Pour comprendre cette notion, nous expliquerons le “refoulement” ou l'oubli qui est à l’œuvre dans la Nature (§4). Par la suite, nous situerons l'inconscient dans le sentir : on verra que c'est le miroir de la chair qui produit un désir inconscient (§5). Ce qui met en mouvement le désir à l'intérieur de la Nature est encore à préciser comme “négativité naturelle” (§6). Finalement, nous mettrons en relation le désir avec la parole (§7). 2. Sentir - aisthêsis Dans l'introduction et dans la deuxième partie de la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty fait une analyse détaillée du sentir.8 Le but de cette analyse est de montrer que le sentir constitue l'intentionnalité primordiale. De plus, il ne doit pas être compris, comme c'est le cas chez Descartes, d'une manière intellectuelle. Le sentir n'est pas “penser du sentir”, sentir par “l'oeil de l'esprit”, mais il est bien corporel. Et l'idée de l'inspection de l'esprit se base sur la vie perceptive du corps; la présupposition sous- jacente de l'inspection est la perception effective dans le monde de la vie. L'inspection mentale, en tant qu’elle est une perception qui s’accompagne d’un mouvement réflexif, reste toujours tributaire de son point de départ “irréfléchi”. Dès lors, au lieu de réduire le sentir au “penser du sentir”, il faut reconnaître en lui la “condition” de la pensée conceptuelle. Le travail “archéologique” de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception consiste à dégager le sentir de sa couche intellectualiste, c'est-à-dire de l'héritage de la philosophie moderne depuis Descartes. S’il n’est pas le résultat d'une opération intellectuelle, le sentir ne peut non plus être limité à une faculté réceptive et passive des sens. Même les sensations les plus banales comme celles des “qualités sensibles” - par exemple la différence entre les couleurs - ne peuvent être réduites à un certain état du corps passif. “Elles s'offrent” bien 4 plutôt “avec une physionomie motrice, elles sont enveloppées d'une signification vitale” (PP, p. 243). Les qualités sensibles ne sont pas simplement données, et par conséquent, elles ne sont pas tout simplement à déchiffrer par l'organisme récepteur. Elles sont constituées par notre commerce avec le monde. Le sentir se fait comme “coexistence” et “communion” (PP, p. 247). Ou encore : “Le sentir est cette communication vitale avec le monde qui nous le rend présent comme lieu familier de notre vie. C'est à lui que l'objet perçu et le sujet percevant doivent leur épaisseur. Il est le tissu intentionnel que l'effort de connaissance cherchera à décomposer” (PP, p. 65). Il n'est pas la connaissance des qualités sensibles, mais il est le pouvoir de co-naissance, il co-naît avec les choses perçues. Dans quelques belles descriptions de cette co-naissance, on découvre déjà la structure de la réversibilité et du chiasma qui dominera l'œuvre tardive de Merleau-Ponty : Je prête l'oreille ou je regarde dans l'attente d'une sensation, et soudain le sensible prend mon oreille ou uploads/s3/ jenny-slatman-desir-et-expression-chez-merleau-ponty-pdf.pdf
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