1 L’art nous détourne-t-il de la réalité ? Nous admettons communément une certa
1 L’art nous détourne-t-il de la réalité ? Nous admettons communément une certaine distance entre l’art et la réalité. L’artiste lui- même est souvent considéré comme un doux rêveur qui n’a guère le sens des réalités. Et l’œuvre d’art comme un monde à part, imaginaire, et sans aucun lien réel avec le monde qui nous entoure. Ainsi le roman ou le film déréalisent en quelque sorte notre quotidien. A cause de cette distance, nous pouvons alors nous demander quel rapport existe entre l’art et la réalité. L’art nous détourne-t-il de la réalité ? Le terme « détourner » a un sens très fort : détourner, c’est éloigner de quelque chose, le soustraire, voire même le modifier. Si donc l’art nous éloigne du réel par la production de l’imaginaire, pouvons-nous néanmoins admettre qu’il nous en détourne ? Et en ce cas, pourquoi ? Le rôle de l’art est-il de créer une réalité qui se superposerait à la nôtre ? Mais on a longtemps pensé que la fonction de l’art était d’imiter la nature. Comment alors penser le rapport entre les deux ? L’art a-t-il pour but de recréer la réalité ? Ou au contraire de la modifier pour la rendre belle ? Ou bien devons- nous penser au contraire que l’art en fait nous fait voir la réalité ? Devons-nous penser que l’art nous éloigne de la réalité, ou bien faut-il penser l’art au contraire comme un révélateur de cette réalité ? 1. L’imaginaire et la réalité. a) L’art doit-il imiter la réalité ? La question de savoir si l’œuvre d’art nous détourne de la réalité peut sembler surprenante dans la mesure où la conception classique de la peinture semble insister au contraire sur la nécessité pour l’art d’imiter la réalité. Nous en trouvons l’expression très nette dans le Traité de la peinture de Léonard de Vinci : « La peinture la plus digne d’éloges est celle qui a le plus de ressemblance avec ce qu’elle imite. » L’art classique se donnait pour ambition de reproduire le plus fidèlement possible la réalité et l’abondance des trompes l’œil en témoigne. Cependant, il convient de nuancer cette règle : il faut en effet distinguer la restitution des proportions de la réalité, et la reproduction fidèle de celle-ci. Si un tableau peut respecter les proportions naturelles, et nous savons que Léonard de Vinci a d’ailleurs beaucoup travaillé sur celles-ci, il ne peut reproduire exactement un visage par exemple. Le portrait en effet, si fidèle soit-il, n’est jamais que la restitution en deux plans d’une réalité qui en contient trois. Ce projet ne peut donc s’entendre que comme un idéal de fidélité à la logique du réel, non comme une volonté de restitution parfaite. Bien plus, est-il réellement possible pour l’image de reproduire fidèlement la réalité ? En effet, nous sommes partis du principe qu’une telle entreprise était possible. Or l’imagination, qui est la faculté de produire des images, peut-elle restituer la réalité ? Ou bien la déforme-t-elle même malgré elle ? b) L’imagination : la faculté de déformer les images. "Comme beaucoup de problèmes psychologiques, les recherches sur l'imagination sont troublées par la fausse lumière de l'étymologie. On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S'il n'y a pas de changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, souvenir d'une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire. La valeur d'une image se mesure à l'étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l'imaginaire, l'imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l'expérience même de l'ouverture, l'expérience même de la nouveauté." G.Bachelard, L'air et les songes, 1943, éd. José Corti, pp7-8 2 Gaston Bachelard nous rappelle à juste titre que l’imagination n’est pas une faculté de reproduction de la réalité. L’image est toujours une déformation de la réalité et cela pour plusieurs raisons : - Parce que l’image n’est pas une perception affaiblie : elle est toujours teintée de notre subjectivité, de notre façon d’appréhender le réel. - Parce que l’image en appelle toujours une autre avec laquelle elle se mélange. - Parce que la perception ne contient qu’elle-même alors que l’image revêt toujours un sens qui vient se superposer à elle et la modifier. L’imagination n’est donc pas la seule faculté de reproduire des images de la perception, elle est une faculté déformante qui modifie ces mêmes perceptions et leur donne un sens nouveau. C’est la raison pour laquelle deux personnes qui représentent la même chose ne la représenteront pas de la même manière. Y’a-t-il alors un sens à parler de représentation réaliste en art ? c) L’art s’éloigne-t-il de la réalité ? L’œuvre d’art, fondée sur l’imagination, doit ainsi être comprise comme coupée du réel, de la réalité. Elle ne vise pas sa reproduction mais au contraire un affranchissement des contraintes de la réalité : pensons par exemple au cubisme de Picasso ou au surréalisme de Dali. Analyse des portraits de Dora Maar. Ce que nous voyons, à travers ces trois représentations artistiques de Dora Maar, c’est que l’art est une déformation de la réalité, ne prend son sens qu’en ce qu’il donne à voir plus que ce que le réel ne propose. Les trois portraits nous invitent à découvrir trois facettes de Dora Maar, mais plus encore à découvrir plus que Dora Maar elle-même n’est plus ici qu’un prétexte. Ainsi par exemple le portrait à l’huile, par le biais de l’éclatement des lignes du visage et la déformation qu’il fait subir au visage invite à réfléchir la tristesse, la perte et l’éclatement de soi. La main est « à l’envers », retournée : elle ne peut rien saisir. Le regard, inversé, se perd. En déformant systématiquement le réel, Picasso donne une profondeur à son portrait. Dora Maar a existé, la représentation, l’intime compréhension qu’avait Picasso de la femme est demeurée. L’art alors nous éloigne bien de la réalité, si l’on entend par réalité une représentation fidèle du monde. Mais dans le même mouvement, il semble nous suggérer l’existence d’un autre niveau de réalité, plus riche, plus durable, qui lui donne tout son sens. S’agit-il donc d’un détournement de la réalité ou d’une altération de celle-ci ? 2. L’art n’est-il qu’une apparence irréelle ? a) L’art n’est-il qu’apparence ? L’art, dit-on, est le règne de l’apparence, de l’illusion, et ce que nous appelons beau pourrait tout aussi bien être qualifié d’apparent et d’illusoire. [...] Rien de plus exact: l’art crée des apparences et vit d’apparences et, si l’on considère l’apparence comme quelque chose qui ne doit pas être, on peut dire que l’art n’a qu’une existence illusoire, et ses créations ne sont que de pures illusions. Mais, au fond, qu’est-ce que l’apparence? Quels sont ses rapports avec l’essence ? N’oublions pas que toute essence, toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure, doit apparaître. Le divin doit être un, avoir une existence qui diffère de ce que nous appelons apparence. Mais l’apparence elle-même est loin d’être quelque chose d’inessentiel. elle constitue, au contraire, un moment essentiel de l’essence. Le vrai existe pour lui-même dans l’esprit, apparaît en lui-même et est là pour les autres. Il peut donc y avoir plusieurs sortes d’apparences; la différence porte sur le contenu de ce qui apparaît. Si donc l’art est une apparence, il a une apparence qui lui est propre, mais non une apparence tout court. Cette apparence, propre à l’art, peut, avons-nous dit, être considérée comme trompeuse, en comparaison du monde extérieur, tel que nous le voyons de notre point de vue utilitaire, ou en comparaison de notre monde sensible et interne. Nous n’appelons pas illusoires les objets du monde 3 extérieur, ni ce qui réside dans notre monde interne, dans notre conscience. Rien ne nous empêche de dire que, comparée à cette réalité, l’apparence de l’art est illusoire; mais l’on peut dire avec autant de raison que ce que nous appelons réalité est une illusion plus forte, une apparence plus trompeuse que l’apparence de l’art. Nous appelons réalité et considérons comme telle, dans la vie empirique et dans celle de nos sensations, l’ensemble des objets extérieurs et les sensations qu’ils nous procurent. Et, cependant, tout cet ensemble d’objets et de sensations n’est pas un monde de vérité, mais un monde d’illusions. Nous savons que la réalité vraie existe au-delà de la sensation immédiate et des objets que nous percevons directement. C’est donc bien plutôt au monde extérieur qu’à l’apparence de l’art que s’applique le qualificatif d’illusoire. Hegel, Esthétique 1, (1829), traduction de S. Jankélévitch, collection Champs, Ed. Flammarion, 1979, pp. 29-30. uploads/s3/ l-x27-art-nous-de-tourne-t-il-du-re-el.pdf
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- Publié le Dec 08, 2021
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