L’esthétique du pixel (L’accentuation de la texture dans l’œuvre graphique de J
L’esthétique du pixel (L’accentuation de la texture dans l’œuvre graphique de John Maeda) par Anne Beyaert dans Communication et langages n° 138, pp. 23-37, à paraître. Si les images numériques se font de plus en plus pressantes dans notre environnement culturel et si elles suscitent le plus grand enthousiasme créatif, elles ne se sont guère prêtées à l’analyse sémiotique, sans doute parce que la fascination pour la technologie qu’elles engagent, pour leur mode de fabrication, peut suffire à sustenter l’analyste. La sémiotique décrit couramment des peintures, des photographies, des films ou des affiches mais, découragée sans doute par le présupposé technologique, ne semble guère intéressée par le mode d’élaboration actuel de ces objets visuels à moins qu’elle ne feigne de croire que la numérisation n’en modifie pas l’apparence. A vrai dire, soumettre une affiche produite par des moyens numériques à l’analyse suppose qu’on surmonte un certain nombre de réserves théoriques. Dès lors qu’elle est dégagée de l’ordinateur et livrée par l’imprimante, l’image digitale entre certes dans le «lieu commun» de la sémiotique et, comme le tableau décrit par Paul Gauguin et Maurice Denis, elle se conçoit après tout comme «une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées»1. Assimilée, elle n’est plus cet élément hétérogène des corpus visuels, qui ressort à la façon abrupte et impérieuse des objets d’actualité. Elaborée par des moyens numériques mais abandonnée pour ainsi dire aux contingences de l’impression, cette image semble pourtant incontrôlable. John Maeda lui-même nous prévient du décalage entre l’image produite à l’écran et sa version imprimée: «L’image imprimée, dit- il, devrait être considérée comme illusoire et ne restitue qu’une facette de ce qui existe dans l’univers numérique»2. Cependant conclure à la relativité de son analyse apparaîtrait comme un argument bien faible dans la mesure où cette image imprimée n’est pas moins infidèle, après tout, 1 La phrase, tirée de Du symbolisme au classicisme, théories, est reprise dans Guila Ballas, La couleur dans la peinture moderne, Paris, AdamBiro, 1997, p. 126. 2 John Maeda, Maeda and Media. Journal d’un explorateur du numérique, Thames and Hudson, 2000, p. 161. 1 que les autres reproductions dont nous faisons usage. Comme le remarquait déjà Josef Albers, en reproduction, tous les Mondrian deviennent verts et c’est pourtant sur cette reproduction que nous nous basons. Jacques Aumont a souligné l’inévitable décalage chromatique entre l’œuvre et sa reproduction: «L’étude de la couleur dans les images, qui se fait pour une bonne part sur ces aide-mémoire que sont les (bonnes) reproductions, doit forcément rester modeste. Il est infiniment difficile d’avoir accès aux vraies couleurs d’une œuvre picturale. Quant aux arts du reproductible, photographie, cinéma, vidéo, images de synthèse, ils sont par définition et quasi par nature dépendants des moyens techniques de la reproduction qui ne peut qu’affecter un paramètre aussi délicat que la couleur»3. Ce commentaire ne peut que relativiser les griefs faits à l’impression numérique qui modifie les couleurs comme, peu ou prou, n’importe quelle reproduction. Si de tels dommages se laissent mal apprécier, une transformation radicale et spécifique doit cependant lui être imputée: imprimer une image produite numériquement revient en effet à transformer un mélange additif de couleurs, fondé sur l’addition de lumières monochromes comme celui de la télévision, par un mélange soustractif des couleurs. Dans ce cas, la lumière colorée n’est plus diffusée mais absorbée et réfléchie sélectivement par les pigments qui tiennent lieu de filtre4. Si elle n’est qu’un reflet des possibilités du numérique, l’image imprimée ne doit pas être considérée comme une simple version appauvrie de l’image à l’écran. Il est plus pertinent et constructif de la décrire comme une version stabilisée où la plasticité caractéristique du numérique - plasticité au sens de J-F. Bordron5, la plastique et non le plastique- incarnée dans cette déformation aspectuelle crénelage/lissage6et dans le 3 Dans Jacques Aumont, Introduction à la couleur: Des discours aux images, Armand Colin, 1994, p. 22. 4 Voir à ce sujet Hermann von Helmholtz, Optique physiologique, trad. Française, Paris, Jacques Gabay ed., 1989 (1867). Voir aussi Jacques Aumont, Introduction à la couleur: Des discours aux images, ouvrage cité, qui, pp. 78-79, situe l’œuvre d’Helmholtz dans le contexte du 19è siècle. 5 Jean-François Bordron, «Catégories, icônes et types phénoménologiques» dans Visio vol. 5 n° 1, La catégorisation perceptive. Les frontières du soi et de l’autre, pp. 9-18. 6 Le crénelage est une déformation d’un signal par perte de continuité. Fréquent dans la reproduction analogique d’une image numérique, il se manifeste par l’apparition d’un effet d’escalier. Il est atténué par l’opération de lissage. Voir Jacques Notaise, Jean Barda, Olivier Dusanter, Dictionnaire du multimédia, Audiovisuel-informatique- télécommunications, Afnor, 1995, pp. 275-276. Dans son Dictionnaire des arts médiatiques, Presses de l’université du Québec, 1997, Louise Poissant oppose crénelage 2 traitement de l’image (déformations, agrandissements, modification de couleur), est potentialisée, mise en mémoire. A l’examen, l’image imprimée révèle toujours sa particularité méréologique et sa nature d’extension. Il serait donc vain de vouloir étudier cette image «au calme de la sémiotique»: alors qu’on voudrait dégager l’objet visuel d’un appareillage si fascinant qu’il finit par lui barrer l’accès, celui-ci ne cesse de rappeler son origine informatique. A partir de quelques affiches du graphiste américain John Maeda, cette analyse entend donc fixer certains prolégomènes à une étude sémiotique décomplexée de l’image digitalisée sur nos critères habituels de couleur, de lumière, de texture et de composition. Elle s’attache plus précisément à dégager la propriété la plus saillante de cette image, sa définition méréologique qui détermine certes une esthétique mais aussi, et parce que ces images sont des publicités, élabore une stratégie particulière de valorisation d’un objet à vendre. Art ou publicité, on découvre finalement, à la place du sujet cognitif saturé de compétences technologiques attendu, un sujet sensible qui prospecte un nouvel espace visuel-tactile. Eloge du carré Les affiches de Maeda sont aussi séduisantes que déroutantes. Elles ne laissent de séduire l’amateur d’art qui y découvre maintes références à l’art moderne et contemporain. Non contentes de convoquer le modèle du tableau au travers d’une sorte de «signature résiduelle» apposée en bas à droite de certaines affiches (p. 265) elles le rappellent par l’entremise de la forme carrée du cadre (quadratto). Si ce schème carré se conçoit alors globalement comme une métaphore du tableau, il évoque en outre, par sa récurrence, des mouvements tels que le Suprématisme7, le Constructivisme ou l’Abstraction géométrique. Une telle filiation rappellerait très simplement que bien avant l’invention de l’ordinateur, des artistes recherchaient une représentation systématisée du monde à partir de la géométrie élémentaire. S’il impose certaines ressemblances, ce carré insistant se conçoit, de façon plus essentielle, comme une convention du numérique, une forme et anti-crénelage pour décrire le lissage comme une opération simulant la continuité d’éclairement dans le rendu d’une surface courbe. 7 Maeda se déclare lui-même influencé par Kazimir Malevitch qui eut «le courage d’abandonner toute ornementation dans sa quête des formes les plus simples, un carré tout seul par exemple». Voir à ce sujet Maeda and media, ouvrage cité, p. 115. 3 contrainte qui détermine l’énoncé8. John Maeda a souligné cette pregnance de la forme angulaire: «Le moniteur que nous utilisons est rectangulaire, les pixels qui le remplissent le sont également, les fenêtres qui recouvrent notre interface, ses boutons, ses curseurs et ses commandes, tout est rectangulaire. L’écriture de tout programme (informatique) repose sur l’hypothèse fondamentale de la rectangularité»9. Malgré l’insistance du carré, toute filiation de Maeda avec les courants modernistes resterait contestable dans la mesure où ses œuvres témoignent d’un attachement solide à la figuration. Au lieu d’ «abstraire» des qualités, elles satisfont le plus souvent une visée mimétique et semblent rechercher les formes stéréotypées du monde naturel ou de l’art: une fleur, un feu d’artifice ou la Mona Lisa. En ce sens, elles convoquent plutôt le modèle archaïque de la mosaïque, dont L. Dällenbach10 a montré l’influence sur l’esthétique de la fin du vingtième siècle, celle-ci s’affirmant comme un nouveau «modèle culturel» possible succédant au puzzle des années 70 et 80. Cet auteur a parfaitement souligné l’actualité du modèle, montré son importance pour l’art contemporain et noté la coïncidence avec le mode d’élaboration des images par ordinateur, la temporalité de la mosaïque archaïque, objet promis à durer et apprécié comme tel, rencontrant de façon paradoxale la temporalité instantanée du numérique11. A la suite de cet auteur, il faut souligner la coïncidence des deux modèles mais en exerçant une attention sémiotique pour percer leur intimité et mettre à jour une générativité commune. La pression de la mosaïque Sommairement, le modèle génératif de l’image numérique concilie deux attracteurs: le rectangle (plus simplement le carré) forme par la quelle 8 Maeda s’employa à s’affranchir de la forme angulaire et mit au point le logiciel Radialpoint qui n’effectue que des mouvements circulaires. L’invention est évoquée pp. 96-97 dans Maeda and media. 9 John Maeda, Maeda@media, Journal d’un explorateur du numérique, Paris, Thames and Hudson, p. 97. 10 Lucien Dällenbach, Mosaïques, Un objet esthétique à rebondissements, Le Seuil, 2001. 11 «Or n’a-t-on pas changé d’objet et entamé une ère nouvelle au moment où une combinatoire programmée par ordinateur et le uploads/s3/ l-x27-esthetique-du-pixel.pdf
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- Publié le Jul 05, 2022
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