Critical Studies in Improvisation / Études critiques en improvisation, Vol 5, N

Critical Studies in Improvisation / Études critiques en improvisation, Vol 5, No 1 (2009) 1 L’improvisation comme processus d’individuation Christian Béthune Action, expression, signification Tant que l’on s’en tient au seul registre de l’action, c'est-à-dire de la transformation délibérée de la réalité, l’improvisation ne constitue pas en soi un problème spécifique: traire une chèvre, tirer à l’arc, transporter une charge, jouer au football ou conduire un véhicule . . . impliquent leur part indissociable d’improvisation. Même si, de manière plus ou moins implicite, nous disposons de schèmes ou d’algorithmes préalables à l’exécution de nos tâches, l’improvisation accompagne naturellement l’ensemble de nos faits et gestes. Dans notre pratique quotidienne, l’improvisation constitue finalement: «la seule arme en notre possession contre les caprices du hasard» (Bianchi 389) et, dans de nombreux cas, notre capacité à improviser conditionne notre survie.1 Il arrive même que l’improvisation précède structurellement nos actions—c’est le cas, par exemple, lorsque l’on se trouve incapable d’expliquer ou de décrire a priori comment on a l’intention de procéder pour réaliser une besogne, tout en ayant l’intime conviction que l’on «saura bien se débrouiller» une fois sur le terrain de l’action. Cette part impondérable de comportement improvisé, caractéristique de notre mode de confrontation au réel et de notre aptitude à transformer ce dernier, marque, jusqu’à présent, l’une des différences notables entre l’organisme vivant et la machine qui, pour sa part, a systématiquement besoin d’un programme préalable pour s’exécuter. Par «naturellement» nous voulons simplement signifier que, dans le déroulement des actions, le prévu et l’inopiné, le prémédité et le spontané, l’innovation et la routine, l’imitation et la création etc., s’imbriquent de manière indissociable. Si nos actions semblent souvent se répéter, c’est toujours dans la différence. Dans la mesure où elle est une confrontation à une réalité impliquée dans un devenir autonome, toute action comporte sa part irréductible d’improvisation, toute répétition, même la plus banale en apparence, incorpore sa part d’innovation. C’est seulement à partir du moment où l’on envisage la possibilité de détacher le sens de l’action que l’improvisation se verra considérée comme un problème. La composition préalable fait-elle gagner profondeur et précision au contenu par rapport à la prétendue spontanéité de l’improvisation?2 La composition réfléchie ne constitue-t-elle pas, in fine, la condition du déploiement d’un sens dont l’élaboration dépasse les possibilités de l’improvisation? Et si tel est le cas, quel statut accorder aux significations qui sont le fruit de la seule improvisation? Toute improvisation ne réfère-t-elle pas implicitement à une archi-écriture, un texte virtuel qui la précèderait et qui s’apparenterait à une sorte de programme déjà inscrit ou, selon la formule révélatrice de Jacques Siron, à une «partition intérieure»?3 Ces différentes questions n’émergent qu’à partir du moment où, détaché de l’action, le sens, ainsi abstrait, s’autonomise. Or, une fois accomplie cette abstraction, les actions désormais disjointes du sens peuvent être à leur tour vouées à la seule et unique sphère de l’efficience. Cette division apparaît en premier lieu solidaire d’une conception sociale et politique: en institutionnalisant une césure ontologique entre le créateur qui, quel que soit son nom—auteur, architecte, concepteur, compositeur, réalisateur—élabore le sens et définit les injonctions nécessaires à la réalisation de l’œuvre et le simple exécutant, chargé d’interpréter les données d’un code et de les convertir en actes, elle légitime une hiérarchie et justifie un ordre social. La distance ontologique censée séparer le créateur, initiateur du sens, de l’exécutant, légitime l’asymétrie du rapport social qui les oppose. La distribution hiérarchisée des rôles prend son plein effet une fois que l’on se trouve en possession d’une technique spécifique qui va permettre d’isoler le sens à l’intérieur d’un système de signes codifiés. Mieux que tout autre moyen, l’écriture—et tout particulièrement l’écriture alphabétique—et la notation musicale, remplissent cet objectif de manière particulièrement adéquate. En trouvant son sens à l’extérieur du geste technique qui l’exécute, l’action peut alors se voir refoulée: «dans le monde sans structure de ce qui ne possède pas de significations, mais seulement un usage, une fonction utile» (Simondon, Du mode 9). Destituée du sens, la confrontation pratique de l’homme au réel se trouve alors circonscrite à la seule sphère de l’utile; perçue dès lors comme conditionnée par l’assujettissement de l’homme à la nécessité, l’action se déploie sur fond de valeurs négatives. On assiste ainsi à un dédoublement de l’action: d’un côté sa part intentionnelle porteuse d’un sens que l’on peut abstraire du geste, et de l’autre, sa part matérielle, assignée à la nécessité extérieure et dépourvue de signification. En assignant aux œuvres une «finalité sans fin,» les théories de l’art redoublent cette répartition déséquilibrée des attributions, qu’elles font basculer du domaine de la production technique à celui de l’expression poétique. Si l’improvisation émerge comme problème, c’est qu’elle vient subrepticement rompre un consensus en contestant une distribution des rôles qui, pour la philosophie, a longtemps semblé aller de soi. En effet, avec l’improvisation, le geste et l’intention coexistent simultanément sans qu’il soit possible d’en faire le départ. Même la percutante «philosophie au marteau,» prescrite par Nietzsche, semble entériner la défiance récurrente des philosophes à l’égard de l’improvisation. Ainsi, pour l’auteur de Humain trop humain, prétendre improviser ne constitue généralement qu’un Critical Studies in Improvisation / Études critiques en improvisation, Vol 5, No 1 (2009) 2 subterfuge de la part des artistes afin d’accréditer l’idée de leur génie (§145). Et si l’acte d’improviser peut comporter quelque mérite pour l’artiste qui sait s’abandonner aux vertus de «la mémoire reproductrice,» il n’en demeure pas moins que: «l’improvisation artistique est à un niveau fort bas en comparaison des idées d’art choisies sérieusement et avec peine.»4 De même, et pour d’autres raisons, les philosophies issues du courant pragmatiste, qui, à partir de la fin du dix-neuvième siècle, ont repensé de manière radicale les rapports de la théorie et de la pratique, du signe et de l’action, du sens et de l’expérience, ne se sont pas vraiment attelées à la question spécifique de l’improvisation artistique. Sans entrer ici dans les détails d’une œuvre majeure qui ouvre sur la pensée de l’art des perspectives inédites, il suffit par exemple de parcourir l’index de Art as Experience de John Dewey pour constater que le terme «improvisation» ne s’y trouve pas répertorié. On peut légitiment se demander si—sauf à le dénigrer comme l’a fait Adorno—ce n’est pas finalement la place privilégiée que le jazz ménage à l’improvisation qui aurait dissuadé les théories esthétiques du vingtième siècle de se pencher sur la question du jazz. Ainsi, les philosophies de Nelson Goodman ou d’Arthur Danto n’offrent pas, à ma connaissance, de véritable réflexion sur le jazz et Jean-Paul Sartre, amateur déclaré de cette musique, se montre particulièrement léger sur la question.5 Une infortune que, notons-le au passage, n’a pas connu le cinéma. Né à la même époque que le jazz, le septième art semble, en revanche, avoir retenu l’intérêt récurrent des philosophes et même souvent suscité leur bienveillance théorique.6 Dans de nombreuses cultures, la notion d’improvisation reste, en elle-même, sans pertinence, car la seule façon pour l’être humain tant de produire du sens que d’engendrer des événements et d’agir efficacement sur le réel, c’est à la fois d’improviser ce qu’il veut signifier tout autant que planifier ce qu’il souhaite accomplir. Dans de telles sociétés, l’expression et l’action, la performance et la création, le geste et l’intention cohabitent de manière inséparable: agir c’est s’exprimer, mais réciproquement toute expression est aussi une action; la sémantique ne fonctionne en l’occurrence que dans le cadre d’une pragmatique. Improvisation et préméditation s’imbriquent librement et leur part distinctive s’avère indiscernable: il n’y a pas de clivage ontologique ou d’écart épistémologique entre les deux modalités du sens et de l’action. C’est dans la mesure où une entreprise philosophique vise à prendre en compte l’expression indépendamment de l’action qu’elle propose également d’isoler un sens en tant que tel pour le placer dans l’immatérialité des signes en le détachant du corps. De cette intention logocentrique procèdent, entre autre, les distinctions canoniques de la théorie et de la pratique, mais également celles de la forme et de la matière, du moteur et du mû, de l’intelligible et du sensible, du sujet et de l’objet. L’idée d’une individuation hylémorphique—clé de voûte de l’aristotélisme—qui se définit comme la configuration de la matière par la forme, prend également sa source dans cette volonté de distinguer l’action de l’expression.7 Or, c’est à partir du moment où la tendance à isoler un sens en tant que tel commence à se propager que la philosophie rencontre la question de l’improvisation. En effet, l’improvisation continue de faire ontologiquement cohabiter ce que la philosophie voulait initialement penser à l’état séparé. C’est toujours dans le cadre d’une économie du signe qu’émerge la question de l’improvisation. Mais, tant que le sens n’a pas été dissocié de l’action, qu’il n’a pas pris ses distances avec le corps ou la matière, et que, par conséquent, il n’existe pas de sphères autonomes de l’expression et de la signification, aucune économie séparée du signe n’est en mesure de se constituer. Il faudra attendre le courant pragmatiste, et en particulier William James, pour assister à un retournement de uploads/s3/ l-x27-improvisation-comme-processus-d-x27-individuation 1 .pdf

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