Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Univ
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : info@erudit.org Article « La critique institutionnelle est un plat qui se déguste froid. Pensées pour une réception lente » Anne-Marie Bouchard ETC, n° 95, 2012, p. 16-21. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/65945ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 5 janvier 2017 03:35 R 17 La critique institutionnelle est un plat qui se déguste froid. Pensées pour une réception lente. Dans un texte de 1979, l’artiste américaine Martha Rosler décrivait les ressorts des pratiques marchandes et muséales en soulignant : « As dealers concen- trate on work that sells and show less of the less saleable, museums and noncommercial galleries also show it less. Artists then make less of it, though the newer sort of funding – teaching jobs and government grants – keep a reduced amount of non-selling work in production and circulation, at least in the short run1. » En plus d’influencer directement les pratiques artistiques, ce cercle vicieux avait, selon Rosler, comme ultime effet pervers de repousser l’art dans une sphère séparée du monde. Non pas parce qu’il serait l’apanage d’une culture d’élite, mais parce que ce qui est le plus en vue, appartenant au monde de la marchandise baignée dans une aura de luxe, marginalise une pro- duction artistique dont l’éclatement des formes et des sujets demeure assujetti à un discours sur l’art paradoxalement vétuste et pressé d’assurer l’exégèse du temps présent, aux fins de son instrumentalisation. Le chemin parcouru par les musées depuis les années phares de la critique ins- titutionnelle a fait du musée une zone administrée comme les autres, avec des capacités de récupération décuplées par la domination de l’administratif sur le culturel et la neutralisation des discours sur l’art au profit d’une conception populiste de la culture2. Loin de cet état de fait abondamment discuté dans les dernières années, qui met le musée au centre d’un processus de récupération tous azimuts en regard duquel les producteurs d’art et de discours se trouvent coincés, je préfère ici voir la source de l’appauvrissement de la critique institu- tionnelle dans la réduction constante du rôle des institutions dans la société sous le feu croisé de politiques publiques néo-libérales et d’une multiplication des acteurs réactionnaires dans l’univers médiatique contemporain. La mission réduite du musée dans la vie artistique de sa communauté, au profit de son rôle dans une économie culturelle globale, implique qu’il soit de moins en moins un sujet pour une critique potentielle, l’adoption d’une formule quasi unique de fonctionnement par un grand nombre de musées soumis aux mêmes politiques culturelles tendant à affadir leurs identités au profit d’un modèle générique. En se détachant de la communauté artistique qui l’entoure et en discréditant ses critiques potentiels sur la base d’un consensus social sur son efficacité, forgé à grand renfort de statistiques, le musée générique a déplacé le sujet de la criti- que de l’institution vers son produit qu’est l’exposition, fidèle en cela à son rôle de pourvoyeur d’activités dans l’économie de la culture. La mise en relation de deux événements très récents en art contemporain, la rétrospective du collectif canadien General Idea, présentée à Paris et Toronto, et la Triennale québécoise 2011, présentée à Montréal, permet d’expliciter quelques-unes des apories de l’expression critique dans le cadre muséal. Actif de 1967 à 1994, le collectif General Idea a littéralement placé la critique institutionnelle au centre de sa démarche, questionnant la persistance d’une vision romantique du génie artistique dans les institutions muséales, les médias et chez les critiques en l’explicitant sous la forme de stratégies visuelles et idéologiques associées aux avant-gardes du début du XXe siècle, tels le détour- nement, la création d’une utopie de soi, l’autoréférence et la reproduction décalée des mondanités du monde de l’art. Ce faisant, General Idea bénéficie à priori d’une lisibilité de ces stratégies pour porter sa critique des institutions au-delà des cercles artistiques. Leur regard extrêmement critique sur la recher- che de traitements contre le sida aurait pu paraître déplacé durant les années 1980-90, mais le développement ultérieur d’une critique humanitaire du rôle des compagnies pharmaceutiques dans l’accès ou non aux traitements selon la situation géographique des malades, ne rend que plus radicale l’approche de General Idea. De même, leur recours très baroque aux codes mondains, discur- sifs et médiatiques de l’art contemporain donne à leur critique institutionnelle un tour magnétique que le cadre muséalisé de l’exposition ne parvient certai- nement pas à amoindrir. En effet, la force poétique et politique du collectif se voit décuplée par la réunion d’un nombre remarquable de ses œuvres, les couches de sens critiques se multipliant sous l’effet des thématiques et des approches formelles nombreuses du collectif. La faible distance historique qui nous sépare des années de production du collectif est suffisante pour magni- fier littéralement la profondeur de sa critique sociale, car elle nous permet de poser sur son travail un regard plus nuancé, car moins secoué par l’actualité des questions qui l’ont inspiré. En définitive, cette distance historique apparaît comme nécessaire à l’appréciation des œuvres de critique institutionnelle, car 18 elle permet de fonder le discours de l’exposition sur une connaissance plus répandue et plus nuancée des références critiques contextuelles des artistes, en particulier dans une institution culturelle que l’on souhaite voir s’ouvrir au plus grand nombre. Les ambitions au fondement d’une rétrospective monographique sont à l’évi- dence bien distinctes de celles motivant la présentation d’un état de l’art actuel tel que la Triennale, dont la thématique, « Le travail qui nous attend », se déploie précisément dans les frontières mouvantes de l’art de notre temps, souvent associé à une troisième phase de la critique institutionnelle dont la caractéristique est d’être portée par l’extradisciplinarité. Tel que le proposent Brian Holmes, Stefan Nowotny et Gerald Raunig : « L’ambition des artistes extradisciplinaires est d’enquêter rigoureusement sur des terrains aussi éloi- gnés de l’art que peuvent l’être la biotechnologie, l’urbanisme, la psychiatrie, le spectre électromagnétique, le voyage spatial et ainsi de suite, d’y faire éclore le “ libre jeu des facultés ” et l’expérimentation intersubjective qui caractéri- sent l’art moderne et contemporain, mais aussi d’identifier, sur chaque terrain d’enquête, les applications instrumentales ou spectaculaires de procédés ou d’inventions artistiques, afin de critiquer la discipline d’origine et de contri- buer à sa transformation3. » Cette définition met en évidence le besoin d’une transformation des institutions, mais sans prescription quant à l’immédiateté de cette transformation. En quoi la critique institutionnelle doit-elle être la plus explicite possible et opérer une transformation simultanément à sa formula- tion ? Le cul-de-sac de la critique institutionnelle s’expliquerait-il simplement par cette opinion virale selon laquelle une critique non accompagnée de résultats immédiats n’est pas légitime ? La critique institutionnelle portée par la série de dessins intitulée Art Now, de Thérèse Mastroiacovo, prenant pour sujet la vacuité et la banalité d’une réception artistique misant sur une actua- lité directe, cible remarquablement le cœur du problème : l’impatience des institutions face à leur mise en question critique est tangible et légitime, mais elle doit être maîtrisée afin de corriger un ensemble de pratiques discursives désordonnées. Sans y être prédominante, la nouvelle critique institutionnelle se cristallise avec une grande maîtrise dans la coïncidence entre prise de position critique et pouvoir d’évocation formel dans plusieurs des œuvres présentées à la Triennale – je pense ici à Jean-Pierre Aubé, Thomas Kneubühler, à jake moore ou à [the user] – mais l’extradisciplinarité ne résiste pas toujours très bien à sa réintégra- tion dans l’espace éminemment disciplinaire qu’est le musée, d’autant plus lorsqu’elle est thématiquement associée à des œuvres beaucoup moins élo- quentes. En effet, le titre de la Triennale, qui est développé en une thématique très englobante dans le catalogue, agit comme un leitmotiv que le visiteur est tenté de conjuguer à l’expérience qu’il fait des œuvres, prises individuellement, pendant sa visite, puis comme synthèse à la fin de son parcours. Forcément, une telle expérience révèle de nombreux paradoxes dans la distribution spa- tiale et l’enchaînement des œuvres, dans le rapport formel entre l’œuvre et la thématique, mais surtout entre le discours produit par les commissaires et les auteurs du catalogue, d’une part, et le discours de démarche et les œuvres des artistes, d’autre part. Les effets de confusion, engendrés par la tentative de mise en discours, dans le champ restreint de l’art, d’un ensemble bigarré d’œuvres produit par une évidente dérive extradisciplinaire des artistes, ques- tionnent. Si la critique institutionnelle semble très répandue dans le discours des artistes, l’essentiel de l’appareil critique du catalogue s’emploie, avec une inquiétude uploads/s3/ la-critique-institutionnelle-est-un-plat-qui-se-de-guste-froid.pdf
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- Publié le Nov 19, 2022
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