La mère ou l’amante Au centre de l’exposition, une grande araignée de bronze, S
La mère ou l’amante Au centre de l’exposition, une grande araignée de bronze, Spider, de Louise Bourgeois : envers cet insecte, chacun de nous éprouve un sentiment ambivalent, entre admiration et répulsion (ou bien, comme le dit le dicton, entre chagrin et espoir). Louise Bourgeois a souvent dit que l’araignée, thème fréquent chez elle, était une allégorie de sa mère : peut-être semble-t-il étrange qu’une araignée symbolise la maternité, mais comme l’araignée, Joséphine Bourgeois était une tisserande patiente et intelligente que sa fille aimait énormément. Trompée par son mari, elle mourut en 1932, et sa perte fut un drame pour la jeune fille, la laissant désemparée et au bord du suicide. La nostalgie, la mémoire, le deuil, la perte affleurent dans ce travail ; l’ombre de sa mère ne quitta jamais Louise Bourgeois, et toute son œuvre, souvent empreinte de peur, de douleur, de violence et de sexualité, a été marquée par son enfance et en particulier par cette perte. L’araignée reste ici une figure ambivalente, certes comme une image maternelle protectrice et réparatrice, mais aussi comme une présence prédatrice, voire dévoreuse, dont l’artiste ne peut se défaire. Cette sculpture étant stratégiquement positionnée au centre du Tri Postal, on peut imaginer toute l’exposition comme une toile que l’araignée aurait tissée, comme une série de fils invisibles qui relieraient étrangement les œuvres entre elles et qui, de manière plus ou moins mystérieuse, aboutiraient tous à elle et attireraient vers elle les spectateurs, en quelque sorte pris au piège. Un de ces fils est évidemment celui de la représentation de la maternité, telle qu’on la retrouve en particulier chez deux autres artistes de l’exposition : d’abord la photographe hollandaise Rineke Dijkstra qui présente des portraits de jeunes mères en pied, nues, avec leur nouveau-né dans les bras, quelques heures après l’accouchement, dans une réalité crue, brute, dénuée de sentiments convenus, sinon l’attachement animal, protecteur, universel, d’une mère à son petit, loin des images édulcorées d’albums de famille. Ensuite, l’artiste belge Ronny Delrue dont la pièce Lost Memory (Mother & Child) représente bien une mère et son fils (à partir d’une photographie trouvée, anonyme, banale), mais qui les a occultés, rayés, crayonnés, défigurés, les rendant méconnaissables, empêchant toute identification et les transformant, en quelque sorte, en une icône mémorielle nostalgique, mais quelque peu anxiogène, de la maternité. Mais, au-delà de la figure maternelle, c’est autour de la féminité que bien des œuvres se déploient ici, reliées à l’araignée de Louise Bourgeois par un fil moins évident, mais tout aussi réel, le long duquel il est question de désir, de séduction, mais aussi d’ambivalence et d’impossibilité. C’est ainsi qu’un collectif ayant adopté le pseudonyme de la marque de produits d’hygiène féminine Kimberly Clark (composé des artistes néerlandaises Iris van Dongen, Josepha de Jong et Ellemieke Schoenmaker présente une image de la femme très sexy (voire un peu trop …), provocatrice et distante, élégante et intouchable : un mannequin grandeur réelle aux jambes interminables (Carpe Nox X) esquisse le geste de se cacher les yeux, de ne rien voir, de s’abstraire du monde (comme d’autres n’entendent rien ou ne disent rien). Cette représentation d’une féminité désirable mais inatteignable se retrouve ici à plusieurs reprises; c’est par exemple le cas de la froide Business Woman du Britannique Julian Opie aux traits à peine esquissés, hautaine et inapprochable. Souvent d’ailleurs ce sont des artistes femmes qui affirment ainsi une identité féministe autonome, sinon militante. Ainsi, de manière plus allusive, l’installation de l’artiste suisse Sylvie Fleury en est une illustration, où la chaleur du propos (« Hot Heels »), chargé d’évocations de la mode et du sexe, est démentie par la froideur du néon vert. Plus évidente est l’invite de Marilyn Monroe au spectateur, telle qu’elle apparaît sur l’affiche déchirée Get Me Marilyn de Mimmo Rotella, bien plus envoûteuse que l’image (Madonna laughing and holding her breast) fort peu classieuse de Madonna au bas filé, riant et se caressant les seins au sortir du lit, saisie par l’objectif de la photographe Bettina Rheims ou que les orgies pirates (Houseboat Party) de Paul McCarthy*. En écho à Marilyn, au centre de l’Eulogie à la salive perdue de l’américain Ed Templeton*, montage de photographies d’adolescents s’embrassant, une belle jeune fille aux yeux bridés nous offre un baiser, tendant ses lèvres vers l’objectif et vers nous, elle aussi inatteignable séductrice. Les personnages de The Valley de Larry Sultan* sont bien plus froids et distants, acteurs de films pornographiques photographiés pendant leurs poses ou de loin, dans les luxueuses villas californiennes louées pour ces tournages : tout désir a disparu, et on ne voit plus que l’envers du décor, loin de tout fantasme. Quant à la femme noire (Black woman foot up on chair) de John de Andrea*, le pied posé sur une chaise pliante tachée de peinture blanche, elle a beau être nue, ni son regard vague, ni sa posture n’induisent la moindre sensualité, le moindre désir malgré l’hyperréalisme de cette sculpture grandeur nature. Au contraire, Rita, la sculpture tout aussi « vivante » de l’artiste belge Jacques Verduyn , jeune fille au visage invisible sous sa chevelure, accroupie pour réajuster sa sandale (en fait, la jeune épouse de l’artiste), dégage une impression de sensualité ambiguë : sa pose nous inciterait à jeter un coup d’œil sous sa jupe. Ne pas voir son visage déculpabilise le voyeur anonyme et honteux, mais le risque d’être surpris, de croiser son regard nous retient. Quant à La strega nera, sorcière noire du Belge Jan van Oost, elle est sensuellement lovée au sol, mais, énigmatique, la tête masquée par son abondante chevelure noire, elle se détourne du spectateur : le moindre contact avec elle est impossible. Cette pièce est aussi parfois nommée « La veuve noire », une araignée moins bienveillante que celle qui ouvre l’exposition. Un autre trouble naît devant le personnage de Scarlett O’Hara, dans une photographie (Self Portrait (Actress) / After Vivien Leigh) de l’artiste japonais Yasumasa Morimura : à son habitude, c’est l’artiste lui-même qui pose ici, grimé, homme représenté en femme, artiste devenu modèle, dans un paysage japonais traditionnel bien loin des horizons de « Autant en emporte le vent ». Toutes les frontières, de genre, de rôle, de culture, sont ici brouillées, et l’incertaine féminité du personnage nous attire tout en nous inquiétant, prenant au piège notre désir voyeur, tout comme le fait le superbe travesti blond de Sterling Ruby. Pour compléter cette exploration de la féminité, c’est peut-être le personnage de Phryné, une sculpture de l’artiste allemand Anselm Kiefer, qui est le plus approprié : prostituée antique des plus fameuses, d’une remarquable beauté célébrée par Apelle et Praxitèle, ses charmes dévoilés aux regards des juges de l’Aréopage (autre exemple de voyeurisme ambigu) surent les conquérir et la disculper de l’accusation de corruption. Mais Phryné, voulant devenir respectable et s’acheter une vertu, proposa d’utiliser sa richesse pour financer la reconstruction de l’enceinte de Thèbes détruite par Alexandre le Grand, ce que refusèrent les honnêtes citoyens de la ville. On ne passe pas si aisément du statut de courtisane à l’état de femme de bien ; qu’elle ait prodigué ses bienfaits aux mâles de la ville ne l’autorisait point à se targuer du titre de bienfaitrice de la cité. La sculpture de Kiefer est une robe à crinoline, blanche et empesée où, en lieu et place de la tête, se dresse un tas de briques, évoquant les murailles détruites de Thèbes. Anselm Kiefer a réalisé plusieurs statues de femmes mythologiques ou antiques (Pandore, la première femme des Grecs, Lilith rebelle à Dieu et à Adam, la poétesse Sappho, la philosophe Hypatie, Sainte Catherine d’Alexandrie,..) dont la tête est toujours ainsi traitée symboliquement ; chacune de ces femmes est remarquable car elles ont toutes questionné les valeurs de leur époque, bousculé les normes de leur temps, et ont toutes été injustement traitées par l’histoire, réduites à des stéréotypes négatifs. Kiefer, par ses sculptures, les réhabilite. La silencieuse et vertueuse Joséphine Bourgeois est ainsi une lointaine parente de Phryné, héroïne méconnue, et on peut imaginer le fil qui les relie. Aux antipodes de ces femmes aimables ou attirantes, on trouve la féminité comme objet d’un désir désespéré, par exemple dans l’installation Mes vœux sous le filet – le cœur d’Annette Messager (née en 1943), un grand assemblage en forme de cœur de photographies de fragments de corps sous une cascade de filets noirs : ces ex-voto à demi cachés évoquent un corps inatteignable, une sensualité perdue, un désir impossible, une quête incessante. C’est une pièce d’un humour grinçant, qui parle d’obsession et de fantasme, de quête et de désir. Et pourtant elle aussi est reliée par un fil, ténu et torsadé, à l’araignée originelle. Enfin, c’est dans les photographies de Francesca Woodman que s’incarne ici le désespoir le plus troublant. D’abord parce que la jeune artiste américaine se suicida à 22 ans en 1981, après une brève et solitaire carrière. Mais surtout parce que ses autoportraits fantomatiques, où la beauté fuyante de son corps nu se fond dans un décor mural décrépit uploads/s3/ la-mere-ou-l-x27-amante.pdf
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- Publié le Fev 14, 2021
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