83 ANTHROPOZOOLOGICA • 2017 • 52 (1) © Publications scientifiques du Muséum nat
83 ANTHROPOZOOLOGICA • 2017 • 52 (1) © Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, Paris. www.anthropozoologica.com KEY WORDS Pharaonic Egypt, suckling, Pharao’s suckling, divine cows, milk, Egyptian physiology, pharaonic anthropology, body’s constitution in Ancient Egypt. MOTS CLÉS Égypte pharaonique, allaitement, Pharaon allaité, vaches divines, lait, physiologie égyptienne, anthropologie pharaonique, constitution du corps en Égypte ancienne. Youri VOLOKHINE Département des sciences de l’Antiquité, Unité d’histoire et d’anthropologie des religions, Faculté des Lettres, Université de Genève, 2 rue de Candolle, CH-1211 Genève 3 (Suisse) youri.volokhine@unige.ch Publié le 30 juin 2017 Volokhine Y. 2017. — Le lait et l’allaitement dans le discours égyptien sur la constitution du corps, in Arena F ., Foehr- Janssens Y., Papaikonomou I. & Prescendi F . (éds), Allaitement entre humains et animaux : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui. Anthropozoologica 52 (1): 83-90. https://doi.org/10.5252/az2017n1a7 RÉSUMÉ L’étude de plusieurs motifs mettant en scène un « allaitement interspécifique », dont celui du pharaon allaité, permet de comprendre la relation particulière que nouent les déesses et le souverain qui s’alimente à leur sein ou à leur mamelle. L’examen des scènes figurées révèle une théologie de l’allaitement et du lait, autour de la transmission de la vie par un fluide divin. Les différents aspects revêtus par la déesse allaitante conduisent également à s’interroger sur la nature du corps dans les conceptions propres à l’Égypte pharaonique, et à réfléchir sur la part masculine et féminine dans sa constitution ainsi qu’au rôle du lait dans la physiologie pharaonique. ABSTRACT Milk and suckling in the Egyptian discourse on the constitution of the body. The study of several motives about “interspecific feeding”, among which that of the breast-fed Pharaoh, allows to understand the particular relation which tie some goddesses and the sovereign, who feeds in their breast (or udder). The examination of the figurative scenes reveals a theology of the feeding and of the milk, around the transmission of life by a divine fluid. The various aspects taken on by the breast-feeding goddess also lead to wonder about the nature of the body in the conceptions of Pharaonic Egypt, and to precise Egyptian ideas about the male and feminine parts in the constitution of the body, and also about the role of the milk in the pharaonic physiology. Le lait et l’allaitement dans le discours égyptien sur la constitution du corps 84 ANTHROPOZOOLOGICA • 2017 • 52 (1) Volokhine Y. INTRODUCTION Le motif de la vache divine allaitant le roi est fort bien connu dans l’iconographie égyptienne ; l’image est frappante : le roi boit directement à la mamelle de l’entité divine thériomorphe. L’analyse de cette image offre l’avantage de poser clairement la question de la symbolique de l’allaitement divin, qui engage celle, plus générale encore, du lait. En prenant appui sur ce motif, l’exposé qui va suivre propose une vision synthétique du discours égyptien sur les fluides corporels et l’allaitement. Pour saisir ce que cet allaitement particulier signifie, il s’agit de retracer dans ses grandes lignes la théologie égyptienne du lait, et de comprendre le rôle de ce liquide dans la construction du corps. Ce thème conduit à envisager différents éléments d’un discours sur le corps, dont la question des frontières imaginées entre parties solides et parties molles, frontières marquées respectivement par la théorie égyptienne des genres masculin et féminin. Le lait et l’allaitement demandent à être compris dans le mécanisme général des fluides corporels imaginé par la physiologie symbolique égyptienne. On tentera donc ici de préciser le rôle que le lait joue dans ce discours. Un tableau schématique concernant les motifs (iconographiques et narratifs) attestant de scènes qui montrent des animaux ou des divinités thériomorphes en situation d’allaiter des humains, et vice versa, permet de résumer succinctement la situation (Tableau 1). Avant de revenir sur les différents cas, on peut d’emblée poser que : – en contexte social, l’allaitement « interspécifique » est une rareté en Égypte ancienne. Les rares exemples sont connus par l’iconographie funéraire (paragraphe « Allaitement » entre humains et animaux en situation sociale). L’allaitement au sein d’un jeune animal par une femme est inconnu ; – le thème de l’allaitement du roi par une divinité est au con traire un motif symbolique courant (paragraphe Allaitement en situation symbolique) ; – il existe plusieurs divinités qui, sous formes anthropomorphes ou thériomorphes, sont figurées en train d’allaiter un dieu ou le roi (paragraphe Le roi allaité par une entité thériomorphe). Ces cas invitent nécessairement à traiter de la symbolique du lait, dont on esquissera quelques expressions mythologiques (paragraphe Le lait et les chairs), et dont on résumera les con séquences dans le cadre de la physiologie du corps (paragraphe La chair et les os, le lait et le sperme). Pour une vision complète de la question, on peut renvoyer à la récente monographie consacrée à la mère, à l’enfant et au lait dans la culture pharao nique, qui offre une utile synthèse et une vaste documentation (Jean & Loyrette 2010). « ALLAITEMENT » ENTRE HUMAINS ET ANIMAUX EN SITUATION SOCIALE De rares scènes figurées dans des tombes du Moyen Empire pourraient attester du fait que l’on pouvait à l’occasion s’abreuver directement à la mamelle d’un animal. Ainsi, dans la tombe de Baqet à Beni Hasan (no 15), on surprend un paysan s’abreuvant au pis d’une vache (Griffith & Newberry 1893: pl. VII ; Shedid 1994: 29 ; Kanawati & Woods 2010: 77, photo 164). La petite taille du personnage n’indique pas forcé ment qu’il soit un enfant (il n’en présente d’ailleurs pas les traits conventionnels). La vache tourne sa tête vers son veau, écarté de la mamelle. Une scène similaire est probablement aussi figurée dans une tombe d’une nécropole d’El Bersheh (Griffith & Newberry 1894: pl. 14). À proprement parler, il ne s’agit pas d’allaitement, mais tout au plus d’une prise directe de lait au pis. Ces scènes expriment-elles une idée particulière liée à la consommation de lait, ou sont-elles des illustrations « ethnographiques » d’une pratique en contexte agricole, un détail naturaliste saisi sur le vif ? Il faut peut-être d’abord évaluer la portée de la représentation. En premier lieu, ces illustrations tirées d’un répertoire funéraire tendent à mettre en valeur le propriétaire de la tombe à laquelle elles appartiennent. Ce qui est représenté doit renvoyer vraisemblablement à une situation liée au prestige social, qu’il s’agit de mettre en valeur. Pour l’essentiel, ce discours vise les membres de la communauté locale qui pouvaient visiter cette partie de la tombe. L’usage du lait est très large ment documenté en Égypte ancienne. Le lait de vache est de loin le plus fréquent, mais on connaît aussi des laits de chèvre, de brebis et autres, lesquels servaient probablement surtout pour la confection des fromages (Lefebvre 1960) ; le lait, présenté en cruche, fi gure habituellement dans les scènes d’offrande. On a pu dire qu’il était une boisson de « tous les jours » (Guglielmi 1982). Il est bien attesté dans les recettes médicales, sous différentes formes (Bardinet 1995: 574, s.v. « lait »). Il faut néanmoins prendre en considéra tion le fait que le lait non cuit – Sinouhé boit du lait cuit (Grandet 1998: 19) – ne se conserve pas bien sous sa forme liquide, et tourne rapidement, d’autant plus dans un climat brûlant comme celui de l’Égypte. On pourrait donc pro poser d’interpréter la représentation du paysan buvant « à la mamelle » comme un signe de la jouissance sans entrave d’un lait toujours frais, qui « coule à flots ». En ajoutant ce détail dans le programme iconographique de la tombe, on procède probablement à renforcer encore le prestige du défunt, par le biais de l’évocation de l’heureuse richesse de ses domaines agricoles. Dans le sens inverse (humain – animal), le don éventuel de lait offert à une jeune bête sevrée n’est soutenu que par quelques rares témoignages. Toutefois, dans tous les cas, il ne s’agit pas strictement d’allaitement, mais de nourrissage. À l’Ancien Empire, une scène du mastaba de Kagemeni montre un petit mammifère qui semble ainsi nourri de bouche à bouche par un humain (Harpur & Scremin 2006: 62). Plutôt que d’y voir un geste tendre (un baiser), l’on a habituel lement considéré qu’il s’agissait d’une sorte d’allaitement. On a parfois vu l’animal comme un porcelet, mais ses traits caractéristiques semblent plutôt être ceux d’un petit chien : le museau pointu, les oreilles molles, la queue dressée, les quatre griffes bien distinctes, semblent plutôt caractériser un chiot-tchésem (Volokhine 2014: 83, 84). Il faut là aussi tenir compte de la nature idéologique du discours monumental porté par ces scènes funéraires. 85 Le lait et l’allaitement dans le discours égyptien ANTHROPOZOOLOGICA • 2017 • 52 (1) Ce qui est montré n’est pas forcément la représentation d’une scène familière, mais plutôt l’expression d’une idée visant à valoriser le propriétaire du monument. Ici, l’on voudrait peut-être signifier à quel point l’on s’est soucié de l’entretien des bêtes, en allant jusqu’à les nourrir au bouche à bouche. Notons également qu’une petite (6 cm) statuette en faïence de la XIIIe dynastie, au Musée uploads/s3/ le-lait-et-l-x27-allaitement-dans-le-discours-egyptien-sur-la-constitution-du-corps.pdf
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