Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 5

Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 5 | 1992 Varia Prévenir ou guérir ? Musique et états orgiastiques chez Platon Evanghelos A. Moutsopoulos Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kernos/1056 DOI : 10.4000/kernos.1056 ISSN : 2034-7871 Éditeur Centre international d'étude de la religion grecque antique Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 1992 ISSN : 0776-3824 Référence électronique Evanghelos A. Moutsopoulos, « Prévenir ou guérir ? Musique et états orgiastiques chez Platon », Kernos [En ligne], 5 | 1992, mis en ligne le 19 avril 2011, consulté le 21 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/kernos/1056 ; DOI : 10.4000/kernos.1056 Kernos Kernos, 5 (1992), p. 141-151. PRÉVENffi OU GUÉRm? MUSIQUE ET ÉTATS ORGIASTIQUES CHEZ PLATON L'on sait que dans toutes les sociétés archaïques!, la musique est fonctionnellement omniprésente à tous セ・ウ niveaux culturels et sociaux. Il ne saurait en être autrement dans les sociétés grecques classiques qui,· non seulement, dérivaient des sociétés grecques archaïques à proprement parler, mais se trouvaient aussi en contact ininterrompu avec les sociétés «barbares» qui peuplaient la périphérie géographique de l'hellénisme2 , et dont l'apport culturel à l'Hellade ne fut pas négligeable. Qu'ils l'aient regretté ou non, les philosophes, Platon en tête, furent obligés de la reconnaître3. Certes, dans les manifestations de type apollinien, pour reprendre la distinction nietzschéenne, l'influence «barbare» fut de bonne heure plus ou moins limitée aux domaines de l'esthétique et de quelques techniques artistiques; mais des manifestations de type dionysiaque, il fut impossible de l'exclure, tant les pratiques grecques pouvaient se confondre avec des pratiques extra- helléniques. D'ailleurs, Dionysos lui-même ne fut-il pas un dieu «d'importation», de même que les cultes «bachiques»4? Or tous ces cultes, comme les pratiques qui les accompagnaient, reposaient sur la possibilité de susciter des états orgiastiques où la musique jouait un rôle prépondérant5. Platon en fut pleinement conscient. Pour la pensée platonicienne, musique et magie sont des activités étroitement liées: la musique exercerait d'elle-même un tel pouvoir magiqué qu'elle était quasiment prédestinée à s'associer à la magie. Platon considère les chants comme des incantations. C'est à maintes 2 3 4 5 6 Sur la préférence accordée à ce terme par rapport aux termes «inférieures», «pré-logiques», «primitives» (L. Lévy-Bruhl), «sauvages» (Cl. Lévi-Strauss), etc.> cf. J. CAZENEUVE, La mentalité archaïque, Paris, 1961, p. 17.sq. E. MOUTSOPOULOS, Musique grecque ou «barbare» (Eurip., Iph. Taur., 179- 184) ?, in Eirene, 21 (1984), p. 25-31; Diotima, 12 (1984), p. 158-163. ID., La musique dans l'œuvre de Platon, Paris, 19892, p. 11 sq. H. JEANMAIRE, Le Satyre et la Ménade. Remarques sur quelques textes relatifs aux danses «orgiaques», in Mélanges Charles Picard, tome II, Paris, 1949, p.463-473. E. MOUTSOPOULOS, La philosophie de la musique dans la dramaturgie grecque. Formation et structure, Athènes, 1975, p. 18; 100 sq.; 97 et la n. 4. ID., La musique..., op. cit., p. 11-12; 23 sq. 142 E. MOUTSOPOULOS 8 7 reprises qu'il confirme cette identification7, et c'est pour cette même raison qu'il recommande à tous les citoyens de pratiquer des incanta- tions pour obtenir l'harmonie de leurs âmes. L'étymologie du terme d'épodè confirme qu'à l'origine les incantations étaient principalement des chants issus de formules magiques ou même sacrées, et adressés à quelque puissance surnaturelle afin de la contraindre à être favorable ou, au contraire, d'en prévenir l'action pernicieuse 8. Par contre, épodos serait simplement le refrain qui scande la suite de vers récités. Or cette fonction littéraire ne masque-t- elle pas précisément une fonction magique originelle dont témoignent d'innombrables pratiques religieuses relevées par les ethnographes? Dans le Charmide, Platon considère les incantations comme des moyens de guérison autant que comme discours philosophiques9. Il rejoint par là sa conception, exposée dans le Phédon, que la philosophie est la musique suprême10. L'emploi d'incantations dans un but médical ne saurait être négligé, notamment en tant que technique de guérison des blessuresll . Zalmoxis fut surtout un guérisseur qui eut recours à des incantations12. Orphée fùt un chanteur parce qu'il fut «un enchanteur» qui savait charmer non seulement les animaux, mais aussi les guerriers thraces 13. Il fut, avec Musée, le premier à avoir connu les herbes médicinales 14. Purificateur, musicien, danseur tout à la fois, il fut PLATON, Lois, II, 65ge; 664b; 665e; 666c; 670e; 927a; cf. III, 677d où les incantations sont considérées comme les vestiges des techniques musicales mises au point par des civilisations disparues. De même, carmen signifie en latin le chant autant que le charme. Cf. E. MOUTSOPOULOS, Musique et musicalité dans les «Oracles chaldaïques», in Kernos, 3 (1990), p. 281-293, notamment p. 288; J. COMBARIEU, La musique et la magie, Paris, 1909, p. 22 : «on les [formules magiques] a d'abord chantées; puis... récitées; enfin, écrites»; P. BOYANCE, Le culte des Muses chez les philosophes grecs, Paris, 1972, p. 41 : «souvent, à défaut de... chant..., on a cru nécessaire une certaine intonation, certains caractères de débit". 9 PLATON, Charmide, 156d; 175e. 10 ID., Phédon, B1a. Il P.-M. SCHUHL, Essai sur la formation de la pensée grecque, Paris, 1933, p. 71. 12 PLATON, Charmide, 156d. 13 P.-M. SCHUHL, Les premières étapes de la philosophie biologique, in Revue d'Histoire des Sciences, 4 (1950), p. 197-221, notamment p. 208. 14 THEOPHR., Hist. plantes, IX, 19,2; PLINE, Hist. nat., XXI, 20 (145); XXV, 2 (12). Cf. PLATON, Lois, VI, 782e, qui, par ailleurs, s'insurge contre les contrefaçons de l'orphisme pratiquées de son temps par divers guérisseurs ambulants: Rép., II, 364b-c; Lois, X, 908d; 909a-d. MUSIQUE ET ÉTATS ORGIASTIQUES CHEZ PLATON 143 suivi par les Pythagoriciens qui instituèrent «une véritable pharmaco- pée musicale» connue par Platon, à travers les Pythagoriciens italiens15 et reposant sur l'association entre musique et magie. Au demeurant, Platon ne transpose-t-il pas les incantations orphiques et pythagoriciennes «en mythes»16 ? Ici, comme partout ailleurs quand il s'agit de magie (sympathique), une structure homologique est sous- entendue comme intervenant simultanément à deux niveauxl7 . Remède contre la maladie, capable de restituer l'harmonie du fonctionnement dérangé de l'organisme, l'incantation, partant l'harmonie musicale, restitue la prudence au niveau de l'âmeI8 . Platon lui réserve une place curative et culturelle exceptionnelle dans sa citél9. Il l'élève ainsi à un rang spirituel à l'encontre des pratiques magiques en usage de son temps, censées exercer un véritable pouvoir sur les forces naturelles. Le terme même de télétai aurait à l'origine désigné des formules chantées, transmises aux adeptes lors des mystères. Plus les incanta- tions seraient puissantes et plus elles établiraient un lien étroit entre l'homme et la divinité invoquée. Celles d'Orphée l'auraient été infinement, puisqu'elles auraient suffi pour le conduire aux Enfers. Suaves, comme celles de Thamyras, elles pourraient servir de modèles à d'autres compositions; mais pour être exécutées, celles-ci devraient être approuvées au préalable20. On retiendra la double fonction, invoca- trice et apaisante des incantations. Or, longtemps avant Platon, l'élaboration de la conception orphique de la magie musicale par les Pythagoriciens aurait conduit les recherches de ces derniers dans une nouvelle direction, par la création «d'un vocabulaire à la fois technique et mystique21" qui devait aboutir à «une synthèse des croyances dispa- rates sur la magie du nombre, de l'astronomie et de la musique22». 15 P.-M. SCHUHL, Essai..., op. cit.; E. MOUTSOPOULOS, La catharsis tragique chez Aristote: une énigme ?, in Diotima, 2 (1974), p. 248-250. 16 ID., Études sur la fabulation platonicienne, Paris, 1947, p. 9; P. BOYANCE, Le culte des Muses..., op. cit., p. 145; E. MOUTSOPOULOS, La musique..., op. cit., p. 14 et la n. 12. 17 E. MOUTSOPOULOS, Structures intimes et plaisir esthétique. Kairos, la mise et l'enjeu, Paris, Vrin, 1991, chap. 33. 18 PLATON, Timée, 80b. 19 ID., Phédon, 85a sq.; ne; 114d; Rép., II, 376e; 3na-d; III, 414c; 415c; Lois, 887d; 903a; 927a. 20 ID., Lois, VIII, 82ge. 21 E. MOUTSOPOULOS, La musique..., op. cit., p. 16. 22 Ibid. 144 E. MOUTSOPOULOS Platon se rend à cette évidence sans se douter que, déjà au dire d'Hérodote23, il y avait eu confusion au sujet de rites pythagoriciens, d'origine vraisemblablement égyptienne, qui passaient pour orphiques et dionysiaques24. Toutefois, la magie musicale opère dans deux sens complémentaires: elle facilite l'invocation de la divinité, mais elle provoque aussi l'inspiration poétique. Inspiré par la Muse, le poète cesse d'être maître de son esprit25, il est rendu enthousiaste; il est en proie à un délire comparable à celui des Corybantes26 en état de transe. Pris de transports bachiques, ils s'apparentent «aux Bacchantes... lorsqu'elles sont possédées27». De fait, «les possédés des Corybantes tombent en transe lorsque se fait entendre la mélodie propre à la divinité dont ils sont possédés28... Cet état de possession... se manifeste par une mimique et des propos dans lesquels il est difficile de voir autre chose que la manifestation même de l'être démoniaque qui les possède29». Le poète est un intermédiaire entre la divinité inspiratrice et son propre groupe social auquel il transmet sa folie réductible à l'une des quatre catégories de la posses- sion poétique, attribuée aux Muses, les autres étant les possessions mantique, érotique et télestique, respectivement attribuable à Apollon, à Aphrodite et Éros, et à Dionysos30. Traitée convenablement31 , l'inspiration se solde en incantation uploads/s3/ moutsopulos-prevenir-ou-guerir-musique-et-etats-orgiastiques-chez-platon.pdf

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