CHARLES BAUDELAIRE OU LE RÊVE D’UN CURIEUX nicéphore cahier de photographies CH

CHARLES BAUDELAIRE OU LE RÊVE D’UN CURIEUX nicéphore cahier de photographies CHARLES BAUDELAIRE OU LE RÊVE D’UN CURIEUX Enquête sur le jugement d’un poète envers la photographie studios robespierre montreuil mmxiv Le Rêve d’un Curieux Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse Et de toi fais-tu dire: «Oh! l'homme singulier!» — J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse Désir mêlé d'horreur, un mal particulier; Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse. Plus allait se vidant le fatal sablier, Plus ma torture était âpre et délicieuse; Tout mon coeur s'arrachait au monde familier. J'étais comme l'enfant avide du spectacle, Haïssant le rideau comme on hait un obstacle... Enfin la vérité froide se révéla: J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore M'enveloppait. — Eh quoi! n'est-ce donc que cela? La toile était levée et j'attendais encore. nicéphore, cahier de photographies, issn 2263-2069 se trouve à montreuil, aux studios robespierre et dans le monde virtuel sur le site www. nicephore .com sous la direction de serge plantureux coordination éditoriale : anne rose de Fontainieu corrections: victoria beguin photogravure: gilles berquet, dimitri orlowski studios robespierre, 71 rue robespierre 93100 montreuil studios@robespierre.fr «Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie...» baudelaire, «les Fenêtres», 1863 au lecteur une image anonyme surgit tout-à-coup au milieu d’un vide-grenier par un matin pluvieux d’octobre 2013. un indice ténu, une inscription, une marque motiva une enquête sur l’identité des personnages présents sur cette photographie. lors de la présentation publique des premiers résultats qui nous avait fait revenir à charles baudelaire, un diseur de poèmes récita «le rêve d’un curieux» puis crut bon d'évoquer le récit en rêve «l'artiste du dernier jour». dans ce poème, Yves bonnefoy s’inquiète de la multiplication des photographies qui selon lui dévastent le monde. il semble attendre pourtant le salut d'une seule image, «lavée de sa différence d'image», et qui pourrait être une photographie prise par accident. notre conteur rapprocha alors ce récit d'un poème du même auteur, Hopkins Forest, où c'est soudain «une grande photographie de Baudelaire»qui, dans un lieu de hasard et une atmosphère de fin du monde, semble promettre ce salut. bonnefoy évoque charles baudelaire comme celui qui peut ranimer les consciences, par son entêtement, par ses convictions, par tout ce qu’il a écrit et pressenti des dangers de la facilité mécanique à utiliser la photographie. et voici qu’une simple photographie revient aujourd’hui dans une rare occasion, soutenir la reine des facultés : l’imagination. le Rêve d’un curieux a rejoint un grand musée qui nous autorise à publier ici plus qu’une enquête, quelques résonnances poétiques. notre société tout entière est préoccupée du démantèlement de l’ordre esthétique qui a prévalu depuis la renaissance mais s’effondre sous une myriade de selfies, d’images de tout et de rien. le débat entamé il y a cent cinquante ans par charles baudelaire et Félix nadar entre poésie et photographie, entre image inanimée et imagination, reste ou redevient d’une brûlante actualité. L'ARTISTE DU DERNIER JOUR I Le monde allait finir, oui, le mal — car c'était donc un mal, en dépit de tant d'espérances — qui avait commencé avec la première idole grossièrement taillée dans la pierre, ou dès même la première entaille furtive, sur un tronc d'arbre, allait achever son travail, remontant par les veines de la nature jusqu'aux métaux les plus ignorés, jusqu'aux particules les plus furtives. Le monde allait finir, brusquement, car — semblait avoir crié une voix — dans quelques semaines, dans quelques jours, peut-être dans quelques heures, l'ensemble des images qu'a produites l'humanité aurait passé en nombre celui des créatures vivantes. Davantage, en cette seconde fatale, de contours vagues de bêtes sur des parois de cavernes, de Madones en robes rouges dans l'écaillement d'une fresque, de paysages, de portraits, de photographies, d'affiches — et de négatifs inutilisés aussi, dans des archives ou des décombres — que de fourmis, d'abeilles, de singes, d'hommes. Et de ce fait la rupture de l’équilibre entre le paraître et la vie [...] L'artiste du premier jour avait cru qu'on n'adorerait que son œuvre, non ces reflets, non ces variantes rapides. Il n'avait pas pressenti le rêve. Et c'est qu'il ne savait pas qu'il n'est lui-même qu'un rêve. II Le monde allait finir. La vie s'effondrer sous le poids du rêve. A moins, avait dit cependant la voix — [...] à moins qu'une image, et cette fois il suffirait d'une seule, ne soit, par quelque alchimie d'avant la seconde ultime, purifiée, lavée de, comment dire — car ici la voix avait hésité, assurait-on, cherchant un mot —, purifiée, lavée, de son être — de sa différence — d'image. 7 Yves bonneFoY, l’artiste du dernier jour (extraits) nicéphore, cahier de photographies 6 [...] Que, tout d'un coup, cette figure ne montre plus, ne dise pas, ne suggère rien, ne soit plus la rivale illicite de ce qui est — soit, elle-même et tout simplement, comme les images jamais ne furent [...] Mais qu'est-ce que cela pourrait être, ce second niveau de la flamme ? Un fait de hasard pur, ou le comble de la conscience ? La photographie de quelques arbres sur une crête mais prise par accident, d'un déclic imprévu, inaperçu, de l'appareil, et jamais développée, puis jetée et perdue [...] ? Ou, c'est une thèse qui avait cours, l'œuvre qu'aurait mûrie dans l'atelier d'un grand peintre la réflexion la plus resserrée autant que la plus urgente que l'art aurait eu à faire en sa longue histoire qui fut si enivrante, parfois, et même, aurait-on pu croire, si avertie, si évidemment bénéfique ? [...] Mais vers quoi porterait-il sa recherche, ce détenteur de la vie et de la mort ? [...] Est-ce là le péché de l’œil ? Rien que deux lignes droites, à angle droit, et c'est l'affleurement d'un visage, couvert de sang sous une couronne d'épines. III Et lui, dans sa soupente, lui qui savait son devoir, et la hâte qu'il y fallait dans la prudence infinie, et de quelle force de décision il aurait à faire preuve soudain sur la toile tout à fait blanche quand les douze coups fatidiques commenceraient de sonner, — lui, l'artiste du dernier jour, il réfléchissait, vainement [...] Il cherchait ; et savait d'ailleurs, ce qui ne faisait qu'accroître son inquiétude, qu'il lui fallait aussi, cherchant, ne plus savoir qu'il cherchait [...] et pendant ce temps-là des nuages s'amoncelaient dans le ciel, il les voyait par la porte ouverte, formant à l'horizon, sur de grands tréteaux rouges, le signe précurseur de cette heure mystérieuse où, à cause de trop d'images, cesserait d'un coup la conscience. Yves bonnefoy, «l'artiste du dernier jour», 1985 9 l’artiste du dernier jour (extraits) nicéphore, cahier de photographies 8 Mario Giacomelli, réflexion, 1962. Photoceros / Montreuil Fargo tornado, North Dakota, 20-23 juin 1957. Lumière des Roses / Montreuil J’ai rapproché ce rêve et ce souvenir Quand j’ai marché, d’abord tout un automne Dans des bois où bientôt ce fut la neige Qui triompha, dans beaucoup de ces signes Que l’on reçoit, contradictoirement, Du monde dévasté par le langage. Prenait fin le conflit de deux principes, Me semblait-il, se mêlaient deux lumières, Se refermaient les lèvres de la plaie. La masse blanche du froid tombait par rafales Sur la couleur, mais un toit au loin, une planche Peinte, restée debout contre une grille, C’était encore la couleur, et mystérieuse Comme un qui sortirait du sépulcre et, riant : «Non, ne me touche pas», dirait-il au monde [...] Yves bonnefoy, «hopkins Forest», 1988 HOPKINS FOREST J’étais sorti Prendre de l’eau au puits, auprès des arbres, Et je fus en présence d’un autre ciel. Disparues les constellations d’il y a un instant encore, Les trois quarts du firmament étaient vides, Le noir le plus intense y régnait seul, Mais à gauche, au-dessus de l’horizon, Mêlé à la cime des chênes, Il y avait un amas d’étoiles rougeoyantes Comme un brasier, d’où montait même une fumée. Je rentrai Et je rouvris le livre sur la table. Page après page, Ce n’étaient que des signes indéchiffrables, Des agrégats de formes d’aucun sens Bien que vaguement récurrentes, Et par-dessous une blancheur d’abîme Comme si ce qu’on nomme l’esprit tombait là, sans bruit, Comme une neige Je tournai cependant les pages. Bien des années plus tôt 1, Dans un train au moment où le jour se lève Entre Princeton Junction et Newark, C’est-à-dire deux lieux de hasard pour moi, Deux retombées des flèches de nulle part, Les voyageurs lisaient, silencieux Dans la neige qui balayait les vitres grises, Et soudain, Dans un journal ouvert à deux pas de moi, Une grande photographie de Baudelaire, Toute une page Comme le ciel se vide à la fin du monde Pour uploads/s3/ nicephore-baudelaire-0514.pdf

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