Introduction Nathalie BOULOUCH & Elvan ZABUNYAN 13 En 1979, alors que commençai

Introduction Nathalie BOULOUCH & Elvan ZABUNYAN 13 En 1979, alors que commençaient à s’élaborer les premières analyses historiques de la performance, Chantal Pontbriand proposait de cerner cette forme artistique dans une polysémie de notions : « La littéralité du temps et de l’espace est une composante de base. Une performance dure souvent le temps du processus qui la sous-tend. […] La plupart du temps, la performance est situationnelle et prend son essor dans un lieu et un temps précis 1. » Elle intègre la place d’un spectateur devant lequel et avec lequel se produit un échange. Et l’auteure de conclure : « Mais la performance est plus. […] Elle est une carte, une écriture qui se déchiff re dans l’immédiat, dans le présent, dans la situation présente, une confrontation avec le spectateur 2. » Dans un autre texte publié la même année, Gillo Dorfl es avance des arguments comparables : « L’interaction entre public et artiste détermine la vraie valeur de la performance 3. » Réalisée à une date précise et dans un lieu déterminé, selon une durée limitée, en présence d’un public restreint ou parfois sans public, la performance corres- pond en eff et à une situation temporelle, spatiale et émotionnelle de commu- nication. Lorsque l’œuvre se confond avec l’expérience « hic et nunc » de son accomplissement, dans une « co-présence, en espace-temps réel, du performer et de son public 4 », surgit la question de sa mémoire. Celle-ci repose sur un faisceau d’éléments qui, chacun, élaborent une partie des restes et traces qui se constituent en archives et deviennent les vecteurs potentiels de la diff usion de ces pratiques. Ainsi des objets utilisés pendant l’action, des enregistrements visuels et/ou sonores, des témoignages de spectateurs parmi lesquels se trouvent les critiques d’art. Les revues, enfi n, ont joué un rôle essentiel comme de véritables scènes alternatives à la production « en direct » des performances. Dès lors, comment se pose aujourd’hui la question de la mise en histoire de la performance, dans sa relation à l’archive, dans son rapport à une réfl exion théo- rique et à un discours critique sur le féminisme et les gender studies, dans son lien aux pratiques contemporaines à travers les formes de reprises citationnelles qui se sont intensifi ées depuis quelques années à l’égard de performances historiques ? Selon des approches et des méthodologies diverses, les textes et les éditions critiques de documents rassemblés dans cet ouvrage permettent d’aborder la ques- [« La performance », Janig Bégoc, Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] N A T H A L I E B O U L O U C H & E L V A N Z A B U N Y A N 14 tion de la trace et des processus d’historicisation de la performance. Ils question- nent les stratégies de production de l’archive élaborées par les artistes, ses modes d’instrumentalisation dans la médiatisation et l’interprétation des performances des années 1960-1970, ainsi que le rôle des revues qui, comme l’écrivait Pierre Restany à propos d’Avalanche, ont assumé la fonction d’un « répertoire de témoi- gnages, d’interviews et de faits documentaires 5 ». Par ailleurs, le travail à partir de la documentation pose clairement la distinction entre deux positions non assimi- lables : celle du témoin oculaire et celle de l’historien. À la diff érence du premier, le second doit, comme Amelia Jones l’a justement précisé, assumer la place qui est la sienne : « n’ayant pas été sur place, j’approche les travaux d’art corporel à partir de leurs traces photographiques, textuelles, orales, vidéo et/ou fi lm 6 ». Enfi n, les pratiques récentes de reenactment 7 ne sont pas sans soulever la question du statut qu’elles confèrent à leur tour à l’archive, la prenant comme source pour en créer de nouvelles. Comment envisager d’élaborer un discours historique sur des pratiques dont la connaissance s’organise à partir de traces ? La question de l’archive se trouve ainsi au cœur de la réfl exion de l’historien(ne) de l’art de la performance. Lorsque l’accès à ces pratiques dont « l’un des principes fondateurs était d’être au présent 8 » n’a pas eu lieu, se pose la question des sources et de leur interprétation. Quelle est la fonction, assignée ou non, des archives dans la constitution d’une histoire de la performance ? C’est en eff et à partir d’elles que le travail de recoupement, de reconstitution et d’analyse historique des actions peut se déployer. Le maté- riau, lacunaire et hétérogène, dont l’historien dispose s’organise en diverses strates constituées par l’artiste lui-même et/ou par ses critiques 9. Il consiste diversement en des dessins préparatoires, des descriptions de projets d’actions, des scripts, des protocoles, des correspondances, des souvenirs réactivés en forme de témoignages, des documents visuels dont certains ont été mis en pages dans des revues. TRACES DOCUMENTAIRES ET MISE EN CONSERVE ■Si un document ne saurait se substituer à l’actualité de l’événement réel, artistes et critiques ont néanmoins posé très tôt la question de la trace de la performance. L’archive est ce qui reste au-delà de l’acte, pour en produire la continuité histo- rique. Dans la seconde partie du volume, le parti-pris a été de rendre accessible un ensemble d’archives et de sources historiques, inédites pour la majorité, qui permettent de revenir sur la place de la documentation dans la lecture historique de la performance. Elles soulignent combien se pose la question du rapport au document, à l’appui même des usages et des propos des artistes et des critiques qui ont été les acteurs ou les témoins de performances. En ce qui concerne la photographie, il apparaît que les artistes exploitent pour leur propre compte une fonction sociale précisée à la même époque par les premiers essais de Roland Barthes 10 et par les travaux de Pierre Bourdieu : « Si la photographie est considérée comme un enregistrement parfaitement réaliste et objectif du monde visible, c’est qu’on lui a assigné (dès l’origine) des usages sociaux tenus pour “réalistes” et “objectifs” 11. » Cette croyance dans l’autorité du document – fondée sur sa valeur d’authenticité présumée – a servi de point d’appui [« La performance », Janig Bégoc, Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] I N T R O D U C T I O N 15 à nombre de pratiques ; et les études récentes en ont fait l’un des nouveaux angles d’analyse de la performance 12. Nombre d’actions ne trouvèrent leur public que par le biais de la photographie, en particulier lorsqu’elle a été publiée. Si les artistes ont réfl échi au pouvoir documentaire des images mécaniques, ils ont tout autant mesuré les potentialités plastiques d’un médium qui a assurément conditionné pour partie l’esthétique de leur pratique. Certains, parmi lesquels les Actionnistes viennois, ont même consciemment détourné la valeur de procès-verbal des images pour servir la mise en scène spectaculaire de leurs actions. Quant à la vidéo, introduite à partir de 1965 grâce à la commercialisation du système Portapak Sony, elle a jusqu’ici été beaucoup moins prise en compte par la recherche historique. Les documents d’archives présentés révèlent pourtant que les artistes – dont Gina Pane – ont rapidement pris en compte sa capacité à enregistrer « le déroulement des événements afi n de les mettre en conserve 13 ». Complémentaire de la photographie dans une fonction de captation, la vidéo préserve le continuum spatio-temporel de l’action. Il faut toutefois souligner que, comme le dévoile fort bien une photographie réalisée en 1973 durant l’action Transfert de Gina Pane (ill. 1), où l’on aperçoit un vidéaste 14 et la photographe Françoise Masson travaillant côte à côte, les deux médiums restent complémen- taires. Procédant par un cadrage de l’action à travers leurs viseurs, photographe et vidéaste élaborent une double lecture de l’action dans laquelle l’image est toujours le résultat d’une sélection arbitraire : elle véhicule un point de vue. Souvent établi en concertation, comme c’est le cas pour Gina Pane, celui-ci sert autant le projet de l’artiste qu’il peut lui échapper. Car comme Dany Bloch le note avec acuité, la vidéo est passive mais pas neutre : « la caméra tenue par une main créatrice, [imprime] sa propre lecture aux gestes du corps 15 ». Dans tous les cas, l’image enregistrée est le fi ltre au travers duquel se construit la représentation de la performance en vue de l’organisation future de sa réception. Ill. 1. Gina Pane, Transfert, 19 avril 1973. [« La performance », Janig Bégoc, Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] N A T H A L I E B O U L O U C H & E L V A N Z A B U N Y A N 16 La vidéo a également modifi é les modalités de perception de l’action au moment même de son accomplissement. Grâce au circuit fermé qui retransmettait simul- tanément l’image fi lmée sur des moniteurs, elle a en eff et introduit une forme de relation inédite entre l’artiste et uploads/s3/ introduction-la-performance-entre-archives-et-pratiques-contemporaines-presses-universitaires-de-rennes-pp-13-24-2010.pdf

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