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Page 1 of 7 10/11/2003 file://E:\Soulseek_partage\# politique - sociologie & poésie #/Louis Aragon Qu'est-ce... Louis Aragon Qu'est-ce que l'art, Jean-Luc Godard? Qu'est-ce que l'art ? Je suis aux prises de cette interrogation depuis que j'ai vu le Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, où le Sphinx Belmondo pose à un producer américain la question : Qu'est-ce que le cinéma. Il y a une chose dont je suis sûr, aussi, puis-je commencer tout ceci devant moi qui m'effraye par une assertion, au moins, comme un pilotis solide au milieu des marais : c'est que l'art d'aujourd'hui c'est Jean-Luc Godard. C'est peut-être pourquoi ses films, et particulièrement ce film, soulèvent l'injure et le mépris, et l'on se permet avec eux ce qu'on oserait jamais dire d'une production commerciale courante, on se permet avec leur auteur les mots qui dépassent la critique, on s'en prend à l'homme. L'Américain, dans Pierrot, dit du cinéma ce qu'il pourrait dire de la guerre du Vietnam, ou plus généralement de la guerre. Et cela sonne drôlement dans le contexte - l'extraordinaire moment du film où Belmondo et Anna Karina, pour faire leur matérielle, jouent devant une couple d'Américains et leurs matelots, quelque part sur la Côte, une pièce improvisée où lui est le neveu de l'oncle Sam et elle la nièce de l'oncle Ho... But it's damn good, damn good ! jubile le matelot à barbe rousse... parce que c'est un film en couleur, imaginez- vous. Je ne vais pas vous le raconter, comme tout le monde, ceci n'est pas un compte rendu. D'ailleurs ce film défie le compte rendu. Allez compter les petits sous d'un milliard ! Qu'est-ce que j'aurais dit, moi, si Belmondo ou Godard, m'avait demandé : Qu'est-ce que le cinéma ? J'aurais pris autrement la chose, par les personnes. Le cinéma, pour moi, cela a été d'abord Charlot, puis Renoir, Bunuel, et c'est aujourd'hui Godard. Voilà, c'est simple. On me dira que j'oublie Eisenstein et Antonioni. Vous vous trompez : je ne les oublie pas. Ni quelques autres. Mais ma question n'est pas du cinéma : elle est de l'art. Alors il faudrait répondre de même, d'un autre art, un art avec un autre, un long passé, pour le résumer à ce qu'il est devenu pour nous : je veux dire dans les temps modernes, un art moderne, la peinture par exemple. Pour le résumer par les personnes. La peinture au sens moderne, commence avec Géricault, Delacroix, Courbet, Manet. Puis son nom est multitude. A cause de ceux-là, à partir d'eux, contre eux, au-delà d'eux. Une floraison comme on n'en avait pas vue depuis l'Italie de la Renaissance. Pour se résumer entièrement dans un homme nommé Picasso. Ce qui, pour l'instant, me travaille, c'est ce temps des pionniers, par quoi on peut encore comparer le jeune cinéma à la peinture. Le jeu de dire qui est Renoir, qui est Bunuel, ne m'amuse pas. Mais Godard c'est Delacroix. D'abord par comment on l'accueille. A Venise, paraît-il. Je n'ai pas été à Venise, je ne fais pas partie des jurys qui distribuent les palmes et les oscars. J'ai vu, je me suis trouvé voir Pierrot le fou, c'est tout. Je ne parlerai pas des critiques. Qu'ils se déshonorent tout seuls ! Je ne vais pas les contredire. Il y en a pourtant qui ont été pris par la grandeur : Yvonne Baby, Chazal, Chapier, Cournot... Tout de même, je ne peux pas laisser passer comme ça l'extraordinaire article de Michel Cournot : non pas tant pour ce qu'il dit, un peu trop uniquement halluciné des reflets de la vie personnelle dans le film parce qu'il est comme tous, intoxiqué du cinéma vérité, et que moi je tiens pour le cinéma- mensonge. Mais, du moins, à la bonne heure ! voilà un homme qui perd pied quand il aime quelque chose. Et puis il sait écrire, excusez-moi, mais s'il n'en reste qu'un, à moi, ça m'importe. J'aime le langage, le merveilleux langage, le délire du langage : rien n'est plus rare que le langage de la passion, dans ce monde où nous vivons avec la peur d'être pris sans verd, qui remonte, faut croire, à la sortie de l'Eden, quand Adam et Eve s'aperçoivent nus avant l'invention de la feuille de vigne. Qu'est-ce que je raconte ? Ah ! oui j'aime le langage et c'est pour ça que j'aime Godard qui est tout langage. Non, ce n'est pas ça que je disais : je disais qu'on l'accueille comme Delacroix. Au salon de 1827, ce qui vaut bien Venise, Eugène, il avait accroché La mort de Sardanapale, qu'il appelait son Massacre n° 2 car c'était un peintre de massacres, et non un peintre de batailles, lui aussi. Il avait eu, dit-il, de nombreuses tribulations avec MM les très durs membres du jury. Quand il la voit au mur (ma croûte est placée le mieux du monde), à côté des tableaux des autres, cela lui fait, dit-il, l'effet d'une première représentation où tout le monde sifflerait. Cela avant que ça ait commencé. Un mois plus tard, il écrit à son ami Soulier : Je suis ennuyé de tout ce Salon. Ils finiront par me persuader que j'ai fait un véritable fiasco ! Cependant, je n'en suis pas encore convaincu. Les uns disent que c'est une chute complète que La mort de Sardanapale est celle des romantiques, puisque romantiques il y a ; les autres comme ça, que je suis inganno, mais qu'ils aimeraient mieux se tromper ainsi, que d'avoir raison comme mille autres qui ont raison si on veut et qui sont damnables au nom de l'âme et de l'imagination. Donc je dis que ce sont tous des imbéciles, que ce tableau a des qualités et des défauts, et que s'il y a des choses que je désirerais mieux, il y en a pas mal d'autres que je m'estime heureux d'avoir faites et que je leur souhaite. Le Globe, c'est-à-dire M. Vitet, dit que quand un soldat imprudent tire sur ses amis comme sur ses ennemis, il faut le mettre hors les rangs. Il engage ce qu'il appelle la jeune Ecole à renoncer à toute alliance avec une perfide dépendance. Tant il y a que ceux qui me volent et vivent de ma substance crieraient haro plus fort que les autres. Tout cela fait pitié et ne mérite pas qu'on s'y arrête un moment qu'en ce que cela va droit à compromettre les intérêts tout matériels, c'est-à-dire the cash (l'argent)... Rien ni le franglais n'a beaucoup changé depuis cent trente-huit ans. Il se trouve que j'avais été revoir La mort de Sardanapale il y a peu de temps. Quel tableau que ce "massacre" ! Personnellement, je le préfère de beaucoup à La liberté sur les barricades dont on me casse les pieds. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il s'agit de ce que l'art de Delacroix ici ressemble à l'art de Godard dans Pierrot le fou. Ca ne vous saute pas aux yeux ? Je parle pour ceux qui ont vu le film. Cela ne leur saute pas aux yeux. Pendant que j'assistais à la projection de Pierrot, j'avais oublié ce qu'il faut, paraît-il dire et penser de Godard. Qu'il a des tics, qu'il cite celui-ci et celui-ci là, qu'il nous fait la leçon, qu'il se croit ceci ou cela... enfin qu'il est insupportable, bavard, moralisateur (ou immoralisateur) : je ne voyais qu'une chose, une seule, et c'est que c'était beau. D'une beauté surhumaine. Physique jusque dans l'âme et l'imagination. Ce qu'on voit pendant deux heures est de cette beauté qui se suffit mal du mot beauté pour se définir : il faudrait dire de ce défilé d'images qu'il est, qu'elles sont simplement sublimes. Mais le lecteur d'aujourd'hui supporte mal le superlatif. Tant pis. je pense de ce film qu'il est d'une beauté sublime. C'est un mot qu'on emploie plus que pour les actrices et encore dans le langage des coulisses. Tant pis. Constamment d'une beauté sublime. Remarquez que je déteste les adjectifs. C'est donc comme Sardanapale, un film en couleur. Au grand écran. Qui se distingue de tous les films en couleur par ce fait que l'emploi d'un moyen chez Godard a toujours un but, et comporte presque constamment sa critique. Il ne s'agit pas seulement du fait que c'est bien photographié, que les couleurs sont belles... C'est très bien photographié, les couleurs sont très belles. Il s'agit d'autre chose. Les couleurs sont celles du monde tel qu'il est, comment est-ce dit ? Il faudrait avoir bien retenu : Comme la vie est affreuse ! mais elle est toujours belle. Si c'est avec d'autres mots, cela revient au même. Mais Godard ne se suffit pas du monde tel qu'il est : par exemple, soudain, la vue est monochrome, toute rouge ou toute bleue comme pendant cette soirée mondaine, au début, qui est probablement le point de départ de l'irritation pour une certaine critique (ça me rappelle cette soirée aux Champs Elysées, à la première d'un ballet d'Elsa, musique de Jean Rivier, chorégraphie de Boris Kochno, uploads/s3/ louis-aragon-qu-x27-est-ce-que-l-x27-art-jean-luc-godard.pdf

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