SCOLIA 27, p. 53-74. À la recherche du complément de manière prototypique Dejan
SCOLIA 27, p. 53-74. À la recherche du complément de manière prototypique Dejan STOSIC Université d’Artois, Grammatica EA 4521 stosic.ling@gmail.com Introduction Habituellement définis comme des constituants de la phrase exprimant le mode de réalisation du procès, les compléments dits « de manière » (désormais CM) sont identifiés sur la base de différentes opérations syntaxiques qui tentent de les opposer aux autres types de compléments1. Bien que les critères de délimitation proposés dans divers travaux sur les adverbes et compléments circonstanciels soient très nombreux (ex. la question en comment, l’inclusion dans la portée de la négation, la possibilité d’apparaître dans une structure clivée, etc.), les contours de la sous-classe des CM restent extrêmement fluctuants. Les principales raisons de cette fluctuation résident dans l’impossibilité de délimiter une classe de compléments par les seuls critères syntaxiques et dans le manque d’une caractérisation sémantique fine du concept de manière (cf. Moline, 2011 ; Stosic, 2011). Ces deux facteurs sont étroitement liés à la très grande diversité formelle des structures syntaxiques exprimant la manière et à la profusion des 1 Je remercie Estelle Moline et le relecteur anonyme pour leurs commentaires et suggestions pertinents et stimulants. 54 dejan stosic effets de sens intuitivement inclus dans cette valeur. A défaut d’une description unifiante pour tous les CM, leur étude se fait en général à partir des adverbes de manière (en -ment), supposés être les meilleurs représentants de la sous-classe et en fournir, en tant que tels, les traits de fonctionnement prototypiques. Certes, lorsqu’on demande à un locuteur moyen ou à un spécialiste de langue de donner un exemple de CM, les adverbes sont le plus fréquemment cités, mais est-ce suffisant pour leur accorder le statut de prototype ? L’objectif premier de cet article sera de valider ou d’invalider l’hypothèse selon laquelle les adverbes de manière sont plus représentatifs des CM que certaines autres structures syntaxiques, en la mettant à l’épreuve d’une approche empirique fondée à la fois sur des données attestées et sur les statistiques. L’objectif second sera de situer les différents types de CM les uns par rapport aux autres sur la base de leur fréquence d’apparition dans un corpus littéraire. L’étude s’organise en quatre parties. La première partie fait le point sur les difficultés de délimitation de la classe des CM, certaines étant d’ordre syntaxique, d’autres d’ordre sémantique. La deuxième section propose une solution alternative consistant à chercher l’unité de la sous-classe des CM du côté du sens. La troisième partie présente en détail les choix méthodologiques et la quatrième expose les résultats obtenus. 1. Sur quelques difficultés de délimitation de la classe des compléments de manière Lorsqu’il s’agit de délimiter la classe des CM, on se heurte à des difficultés d’ordre syntaxique et sémantique. Nous les rappelons brièvement dans les deux sous-sections qui suivent. 1.1. Insuffisance des seuls critères formels pour isoler les compléments de manière La grande majorité des travaux traitant des CM en français étant d’orientation syntaxique, la délimitation de ceux-ci se fait sur la base de différentes batteries de critères formels qui sont conçus pour opposer les CM aux autres types de compléments. En règle générale, la validité des critères est testée sur les adverbes, en particulier sur ceux en -ment, qui sont considérés comme les moyens d’expression de la manière 55 à la recherche du complément de manière prototypique par excellence (cf. Gary-Prieur, 1982)2. Sans entrer dans les détails de cette approche3, nous nous contenterons d’insister sur deux problèmes majeurs de cette façon d’aborder l’étude des CM. Le premier est qu’il est très difficile de délimiter les adverbes de manière au sein de la classe des adverbes. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les typologies adverbiales disponibles dans la littérature (cf. Nilsson-Ehle, 1941; Molinier, 1990 ; Nølke, 1990 ; Nøjgaard, 1995 ; Guimier, 1996 ; Molinier & Levrier, 2000 ; Bonami et al., 2004, etc.) : même si chacune d’entre elles repose sur un ensemble de critères formels (dont seuls certains sont communs à toutes), les écarts observés sont très importants, d’où le constat que les contours de la sous-classe des adverbes de manière sont loin de coïncider. La deuxième difficulté majeure apparaît lorsqu’on tente de transposer les critères formels initialement conçus pour isoler les adverbes de manière au sein de la classe des adverbes aux autres types de CM. Moline (2011) a en effet bien montré à quel point il est difficile d’appliquer les mêmes critères formels à toutes les structures syntaxiques susceptibles d’exprimer la manière. Après avoir passé en revue et confronté deux batteries de tests proposées respectivement par Nøjgaard (1995) et Molinier & Levrier (2000), l’auteure conclut que : C1. Les critères examinés (…) ne semblent pertinents que dans le cadre des typologies dans lesquelles ils ont été conçus, et ne permettent pas de construire un paradigme des « compléments de manière » : aucun d’eux n’est spécifique de ce type de complément et aucun d’eux ne s’applique à l’ensemble de ces compléments. L’utilisation simultanée de plusieurs critères (…) ne paraît guère plus utile. (Moline, 2011 : 94) Cette constatation ne signifie aucunement que les CM n’existent pas ; elle suggère plutôt que le mode d’identification consistant à utiliser les seules opérations syntaxiques n’est pas opératoire, et qu’il faut essayer de trouver un autre moyen pour définir le paradigme des CM. 2 Gary-Prieur (1982) souligne à juste titre l’ambiguïté du terme « adverbe de manière », cette étiquette renvoyant à la fois à une fonction syntaxique et à une classe sémantique d’éléments. L’auteure montre par ailleurs que la notion de manière est de ce fait souvent réduite à la seule classe des adverbes et que la caractérisation de celle-ci se limite généralement à la description des seuls adverbes de manière. 3 Pour un aperçu global des difficultés auxquelles aboutit une approche fondamentalement syntaxique des compléments de manière, voir Moline (2011). 56 dejan stosic Dans un travail antérieur, nous avons esquissé une solution alternative qui consiste à chercher l’unité du paradigme du côté du sens (cf. Stosic, 2011), l’approche traditionnelle ayant tendance à négliger la caractérisation sémantique des CM, et, plus généralement, du concept de manière. En conséquence, les grammairiens et linguistes, tout en utilisant abondamment la valeur de manière dans la description des langues, ont rarement cherché à en proposer une véritable définition. La question de savoir ce qu’est la manière reste ouverte. 1.2. Absence de caractérisation sémantique de la notion de « manière » Si la notion de « manière » nous est familière à tous (locuteurs, grammairiens, pédagogues, linguistes) et si elle se laisse appréhender intuitivement sans trop de difficulté (en gros, la manière correspond à un des modes de réalisation possibles d’un procès), elle s’avère extrêmement rétive à une définition rigoureuse. Les quelques « définitions » que l’on trouve dans la littérature relèvent plutôt de l’intuition que d’une véritable caractérisation sémantique : C2. – « l’idée de la qualité appliquée à des idées essentiellement verbales » (cf. Sechehaye, 1926), – « la qualité du procès » (Nilsson-Ehle, 1941), – « un des modes inhérents à l’événement » (Golay, 1959), – « qualité appliquée au procès » (Rémi-Giraud, 1998), – « aspect particulier, forme particulière que revêt un processus, une action ou un état » (TLFi), etc. Ce problème de définition s’avère d’autant plus important et complexe que la valeur de manière connaît, en français et dans d’autres langues, des modes d’expression très variés et apparaît à différents niveaux d’analyse : au niveau syntaxique sous forme de CM (ex. glisser silencieusement, écouter avec beaucoup d’intérêt), mais aussi aux niveaux lexical en tant que composante de sens de nombreux lexèmes (ex. manière, courir, bavarder), morphologique, lorsqu’elle est construite par affixation (ex. rapide-ment, saut-ill-er), phonétique ou intonatif (ex. dans : elle est bien maquillée – bien = ‘bien’ ou ‘trop’ selon l’intonation) et grammatical, quand elle est prise en charge par des éléments grammaticaux (ex. l’ablatif en latin, comme et comment 57 à la recherche du complément de manière prototypique dans certains de leurs emplois)4 (cf. Stosic, 2011). La prise en compte de tous les modes d’expression de la manière dans la langue ne facilite pas nécessairement la tâche de celui qui veut définir cette valeur, mais permet d’en faire une caractérisation plus fidèle aux faits de langue. Rappelons enfin que certains auteurs considèrent que la notion de manière n’est pas à définir parce qu’elle fait partie d’un petit nombre de catégories ontologiques structurant à la base toutes nos connaissances (cf. Jackendoff, 1983 : 41-56 ; Heine, Claudi & Hünnemeyer, 1991 : 48-60 ; Haspelmath, 1997 : 29-31 ; Le Goffic, 2002). Les principales catégories ontologiques, citées par la plupart des auteurs, sont : personne, chose, procès, lieu, temps, qualité, manière, quantité, cause. Il s’agirait donc d’un concept primitif, d’une donnée irréductible, qu’il n’est ni possible ni nécessaire d’expliquer en d’autres termes. Nous estimons cependant que la notion de manière gagnerait en pertinence si elle était rigoureusement définie du point de vue sémantique. 2. Vers une caractérisation sémantique du concept de manière (Stosic, 2011) A partir d’une première observation d’un large éventail d’éléments de nature uploads/s3/ stosic-2013-a-la-recherche-du-complement-de-maniere-prototypique.pdf
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- Publié le Fev 23, 2021
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