CONCEPTION ET MISE EN PAGE : PAUL MILAN Explication de texte : Bergson sur l’ar

CONCEPTION ET MISE EN PAGE : PAUL MILAN Explication de texte : Bergson sur l’art « À quoi vise l’art ? Sinon à montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image pho- tographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur (...).Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Co- rot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas - Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais crée, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous ont tracée ? C’est vrai dans une certaine mesure ; mais, s’il était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres - celles des maîtres qu’elles sont vraies ? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfon- dissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu sans apercevoir. (...) Remarquons que l’artiste a toujours passé pour un "idéaliste". On entend par là qu’il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C’est, au sens propre, un "distrait". Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était qu’une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. » Henri Bergson, La pensée et le mouvant Il faut être attentif à la première phrase (thèse de l’auteur) : l’art viserait c’est- à-dire aurait comme objectif de nous montrer ce qui " dans la nature même et dans l’esprit des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ". Autrement dit, l’art serait un moyen à la fois de mieux percevoir le monde, la réalité extérieure et de mieux percevoir ce que nous ressentons. S’il en est ainsi c’est que la perception ordinaire laisse échapper quelque chose du réel, quelque chose du sensible. On ne percevrait pas tout ou plutôt on ne percevrait pas assez comme si notre perception était faible, appauvrie, voire grossière. Il y a un paradoxe car nous croyons spontanément que le monde perçu serait une image fidèle de la réalité. Or Bergson semble soutenir qu’il y a plus à voir dans le monde que ce que nous en voyons et qu’on passerait ainsi à côté de la richesse sensible. Le monde est en excès par rapport aux filtres qui nous le donnent. Cette phrase est à expliquer. Bien entendu cela est exprimé de façon rhétorique. "Le poète et le romancier que expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en BENJAMIN THEIFFRY 1 PHILOSOPHIE TERM S nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui". On dit souvent que l’artiste s’exprime dans son œuvre, qu’il exprime ses émotions, ses craintes, ses doutes et qu’en ce sens l’œuvre est entièrement personnelle, privée. Or Bergson nuance cette idée dans la mesure où nous prenons plaisir aux œuvres d’art. Si l’œuvre d’art n’était qu’un point de vue sur le monde, point de vue de l’artiste, on ne pourrait pas entrer en communion avec les œuvres. Or cela est faux, nous partageons les émotions exprimées avec l’artiste, nous les ressentons également. C’est bien que, nous aussi, sommes capables de ressentir ce qu’il ressent ou ce qu’il fait ressentir à ses personnages. Bergson va développer cette idée : "Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous ap- paraissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plon- gée dans le bain où elle se révélera". Il s’agit ici des artistes (ils nous parlent) : en lisant un roman, nous sommes éveillés à des sentiments qui grâce au talent de l’artiste sont pleinement ressentis, clairement. On passe du confus au clair.". La peinture élargit donc la faculté perceptive, elle nous fait voir ce que spontanément nous ne voyons pas dans la nature. Et si la peinture élargit la faculté perceptive, la littérature enrichit, elle, la conscience de la vie intérieure. Les romanciers comme les musiciens font entendre ou figurent dans des personnages la petite musique de l’âme. Stendhal peint par exemple les émotions, les désirs, les espérances, les déceptions de Julien Sorel, de Madame de Rênal ou de Mathilde de la Mole, dans le Rouge et le Noir. Comment pourrions-nous vivre de la vie de ces héros s’ils ne nous parlaient pas de nous-mêmes ? "Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas com- pris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils disent d’autrui" affirme Bergson De fait qu’est-ce qui fait du personnage d’Emma Bovary une grande création littéraire ? Il est vrai que Flaubert disait : "Madame Bovary, c’est moi", mais si la tendance à fuir dans une vie fantasmatique la mé- diocrité de son quotidien social et sentimental, si le désir d’être autre chose que ce que l’on est n’avaient pas un écho en chacun de nous, Flaubert ne serait pas l’auteur d’une grande œuvre d’art. C’est parce que le romancier a su élever son expérience à l’universel qu’il nous émeut. Son génie est de peindre un état de notre âme, si passager, si furtif pour certains qu’ils n’en soupçonnent même pas l’existence. Lui, en révèle les multiples nuances, les couleurs changeantes et en suivant Emma dans son exaltation ou son désespoir, dans ses rêves ou dans son ressentiment, Flaubert nous permet de découvrir une part de nous-mêmes qui nous était inconnue ou du moins si peu sensible que nous ne la remarquions même pas. Comme le peintre, le poète essaie de capter la vie mouvante de l’âme, ses couleurs changeantes, ses ombres et ses clartés. Il s’agit de dévoiler sous la pauvreté de ce qui apparaît à une perception ordinaire et rétrécie une réalité concrète que seule une attention pénétrante peut mettre à jour. L’artiste est jus- tement l’homme de cette attention. En lui la nature ou l’âme se sent, se pense et s’exprime. La vocation de l’art, au contraire, consiste à déchirer les apparences qui dissimulent sous leur abstraction le concret pour faire apparaître ce qui n’ap- paraît pas à la perception banale, ordinaire. Bergson recourt à une image pour illustrer la fonction révélatrice de l’art. Ce qui se passe dans l’art est comparable à ce qui se passe pour l’image photographique. Le bain dans lequel on plonge la pellicule pour faire apparaître l’image ne crée pas cette dernière, il ne fait que la révéler mais sans la solution nécessaire à la fixation de l’image, celle-ci demeure- rait invisible. Ainsi en est-il de l’art. L’artiste n’invente pas la réalité qu’il donne à BENJAMIN THEIFFRY 2 PHILOSOPHIE TERM S voir mais sans lui elle demeurerait invisible. La question est maintenant de com- prendre pourquoi il a ce pouvoir. La suite du texte, à l’aide d’exemples (Turner et Corot) nous fait mieux comprendre ce que veut dire l’auteur ici. Il faut, en effet, l’art de Turner pour dévoiler le paysage comme atmosphère et on ne voit plus la lagune de Venise après lui comme on la voyait avant. N’est-ce pas ainsi qu’il faut comprendre la fameuse phrase de Paul Klee : "l’art rend visible l’invisible". La peinture élargit donc la faculté perceptive, elle nous fait voir ce que spon- tanément nous ne voyons pas dans la nature. Et si la peinture élargit la faculté perceptive, la littérature enrichit, elle, la conscience de la vie intérieure. Et ce n’est pas un moindre paradoxe de découvrir que si l’artiste est le révé- lateur du réel, c’est parce qu’à la différence des uploads/s3/ terms-06-explication-texte-de-bergson-sur-l-art.pdf

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