Il faut construire l’Hacienda (In catalogue de l’exposition Il faut construire
Il faut construire l’Hacienda (In catalogue de l’exposition Il faut construire l’Hacienda, CCC, Tours, mars 1992.) « Si l’on donne à l’immense majorité de l’humanité la liberté de choi- sir, elle préférera à Eschyle le football, les séries télévisées ou la lote- rie. Prétendre le contraire, édifier des programmes pour une civilisation plus humaine fondée sur une amélioration de l’éducation des masses […] relève de l’hypocrisie. » Georges Steiner, Réelles Présences, éditions Gallimard, 1991, p. 93. L’Hacienda, célèbre discothèque britannique, est désormais rou- verte. Après avoir été fermée par la police pour diverses raisons (violences, drogues, suspicions…) on peut à nouveau y entrer sous certaines conditions parmi lesquelles fouilles corporelles minu- tieuses et présence exponentielle de vigiles. Au début des années 80, l’Hacienda a joué un rôle fondamental dans la constitution de la culture musicale qui s’est développée autour du label Factory Records qu’on a appelé, par la suite, « cold wave » ou « new wave », représentant ainsi un peu l’équivalent du Roxy pour le mouvement punk. L’Hacienda, telle qu’en son mythe initial, s’est surtout distinguée, à l’instar des grandes discothèques historiques (Le Palace à Paris entre 1978 et 1983 par exemple) par sa propen- sion chaque soir à construire un espace social transversal où n’avaient cours aucune des règles en vigueur dans le monde exté- rieur. Il en allait de même d’ailleurs auparavant avec le mouvement punk où la notion de classe sociale n’avait aucune importance (comme l’explique Dick Hebdige), pas plus que celle de projet ou 9 juste du Bien et du Mal passée au crible de la culture populaire et de ses valeurs. Revenus aujourd’hui de cet engouement pour la technologie et de cet attrait pour un futur de science-fiction, on finit par admettre qu’en l’an 2000 toutes les filles s’appelleront peut-être Henriette et que les W.C. seront au fond de la cour, dans une cabane de planches. Obsédées par le réel, fût-il de science-fiction (aussi dans les arts plastiques), les années quatre-vingt se heurtent au moment de leur fin à la réalité : sociale, médicale, politique, esthétique. Revenues à leur condition de départ (« no future »), elles ont dans l’intervalle expérimenté les limites de l’individualisme comme celles du col- lectivisme. Le no man’s time qui a suivi la fin des années quatre-vingt res- semble aujourd’hui rétrospectivement à une surface, une extension plane des moyens, une errance labyrinthique où s’ourdit la riposte. Le sursaut qui semble aujourd’hui ouvrir les années quatre-vingt-dix est axé autour de la possibilité de construire un nouveau type d’es- pace social et sur la nature même des bases de sa fondation. Une chose est sûre : il faut construire l’Hacienda. Par delà le Bien et le Mal La construction de l’Europe telle que nous l’observons aujourd’hui ressemble à une série d’ajustements, une suite d’écluses dont la fonction de permanente mise à niveau définit l’espace d’une norme collective. Placée sous l’auspice du compromis où intérêts indivi- duels (nationaux) et intérêts collectifs (européens) en perpétuel frottement attendent le résultat de leur propre érosion, la création de l’Europe est avant tout la constitution d’une stabilité pérenne. Alternative ou synthèse, (juste) milieu sans doute entre l’indivi- dualisme et le collectivisme, l’idée même de démocratie se fonde sur un certain nombre de valeurs au premier rang desquelles siè- gent les valeurs morales et la notion du Bien. « Ce qui est fortiche avec la démocratie, c’est cette dictature du raisonnable qui règne sur tout et finit par devenir très angoissante » dit Léos Carax. Les 11 d’idéologie formulée, le tout se résumant assez rapidement dans la formule « no future ». À divers titres et à vitesse variable, les années quatre-vingt ont soldé les idéologies « de progrès » au pro- fit d’un retour systématique vers le passé, ces idéologies se repliant tout d’abord sur elles-mêmes puis les unes sur les autres ne formant plus que quelques petits tas radicalement différents parmi lesquels aujourd’hui l’idée néo-fasciste. Le « post-no future » s’est traduit en peinture par une série de revivals (néo-expressionnisme, néo- géo...), en musique par le recours au « sampling » de séquences préexistantes, tandis que le new-age prône le rebirth et une série de « retours », et que la politique du ministère de la Culture en matière d’arts contemporains est aujourd’hui « patrimoniale ». À la fin des années quatre-vingt, comme aussi s’effondre physi- quement le communisme, le champ social se réorganise en archaï- sant le rapport d’opposition d’une classe bourgeoise à une classe ouvrière au profit d’une configuration corporatiste instruite par les nouvelles règles du jeu social des 90’s. Emblématique de ces nou- velles règles est la généralisation de l’épidémie de sida : sans dis- tinction de classe, sans remède, « no future ». De façon évidente, ce « no future » balise la décennie des 80’s : il l’ouvre et la clos. Le « no future » de 1977 signifiait le recours impétueux à l’individualisme comme réponse au collectivisme post-hippie qui avait fondé la parade au choc pétrolier de 1973. On ne peut aujourd’hui que constater combien cet individualisme aura été le fait dominant des années quatre-vingt (Cf. Gilles Lipovetsky) dont la caricature culmine avec les golden boys et la notion d’itiné- raire (et d’ascension) personnel. Ce que les économistes nomment la deuxième phase de la crise, c’est-à-dire les années 1978-79, sem- blait pouvoir être compensé par un développement du secteur ter- tiaire et un recours providentiel à la technologie. On se souvient également que le magazine Actuel en France, né des cendres du mouvement punk, clamait précisément l’invalidité du « no future » au jour de la technologie et grâce à elle la construction possible d’un futur de science-fiction fondé d’autre part sur une évaluation 10 veille (Assayas) répond à celui qui veut la remettre dans le droit chemin : « Qu’est-ce-que tu en sais si ce n’est pas ce qui est le mieux pour moi, la drogue ? » Le film de Sean Penn, Indian Run- ner va plus loin : impossible pour le « bon » de remettre son « mau- vais » frère dans le droit chemin, la morale n’a pas de prise sur la réalité. La remise en question des règles du jeu face à leur sur-éta- blissement et à leur archaïsme semble être le maître mot de la décennie qui s’ouvre. On se souvient comment le jeune Michael Chang avait remporté la victoire contre Yvan Lendl pour les inter- nationaux de tennis à Roland Garros il y a quelques années. Face à la machine établie, classique et hyper-performante caricature des 80’s (Lendl), le jeune Chang avait joué une ruse (le « service à la cuiller ») qui a choqué toute une génération ancrée dans ses dogmes – il a gagné. Cet ensemble de données est important pour envisager la pratique artistique de la génération qui émerge aujourd’hui, et qui est la pre- mière à travailler dans le contexte d’une faillite des idéologies artis- tiques (« no future ») comme dans la banalisation et la prise en charge absolue de l’art contemporain. Elle est aussi la première à faire face à une gestion administrative endémique et oligarchique des arts plastiques où, là aussi, on parle de morale, de ce qui est bien, de ce qui est mal. Là encore, la réalité s’interpose et contrarie le pro- gramme. Le retour à des formes d’expression « ingérables » comme la performance est un signe de résistance qui trouve un écho dans le domaine de la musique (qui reste un secteur moins contrôlé) par le retour des rythmes et sonorités punk. La forme même des œuvres est souvent résolument « minable », imparfaite, volontairement ridicule mais sans cynisme. Petits dessins mal faits, sans cadre, tas épars d’in- formations sans ordre, sans précision, signes nécessaires et sans suf- fisance, semblent indiquer le désintérêt manifeste de « faire œuvre » ou pire, de « faire de l’art », et la préférence d’un espace précisément instable. À travers ce désintérêt pour les formes codifiées de l’œuvre d’art transparaît son impuissance, et sa dépendance à un ensemble 13 propositions artistiques des 80’s de construction d’un espace social toujours idéal s’articulent aussi à la périphérie de l’idée centrale de Bien (« des conditions idéales ») comme chez Matt Mullican par exemple, où une fois encore c’est la technologie (celle du monde virtuel) qui permet le premier pas vers la réalisation de l’utopie. D’une manière générale, les fictions relatives à un monde futur res- tent conformes à cette idée centrale du Bien. « En général, les films de science-fiction font l’effort de nous projeter dans l’avenir, mais la morale reste celle de l’époque qui produit le film » dit Wim Wen- ders. Baudrillard rappelle dans La transparence du mal l’importance et la nécessité de cette part « mauvaise », comme aussi sa valeur. Là où s’ouvrent les années quatre-vingt-dix se signale avant tout la fatigue de la « dictature du raisonnable ». Signe d’une période finis- sante, ce qui semblait identifié et prêt à la gestion des fonction- naires du Bien et du Mal uploads/s3/ troncy-il-faut-reconstruire-l-x27-hacienda.pdf
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- Publié le Mar 31, 2021
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