Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Univ

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : info@erudit.org Article « Théories-manifestes des cinéastes et artistes face au numérique » Christa Blümlinger Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry, vol. 31, 2011, p. 95-111. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/1027443ar DOI: 10.7202/1027443ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 12 October 2016 02:19 RS•SI, vol. 31 (2011) nos 1-2-3 © Association canadienne de sémiotique / Canadian Semiotic Association Théories-manifestes des cinéastes et artistes face au numérique Christa Blümlinger Université Paris VIII - Vincennes Saint-Denis Dans “Les espaces autres”, une conférence souvent citée de nos jours dans le contexte des débats portant sur les théories des médias, Michel Foucault esquisse à la fin des années 1960 l’idée d’une époque de l’espace : désormais prévaudrait non plus une structure du temps, mais une structure de réseau reliant des points. Il oppose à la no- tion de l’utopie, se référant à des espaces irréels et virtuels, celle de l’hétérotopie, par laquelle il désigne “des lieux réels, effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut rencontrer à l’intérieur de la culture, sont à la fois représentés, contestés et inversés […]” (1994 : 755-56). De tels espaces se trouvent selon lui hors de tous les lieux, “bien que pourtant ils soient effectivement localisables” (ibid.), et sont le plus souvent liés à des dé- coupages de temps, raison pour laquelle il les fait correspondre à la no- tion d’hétérochronie (759). La présente contribution se propose de com- menter précisément cette différenciation entre des ébauches utopiques et hétérotopiques à l’occasion de ruptures technologiques. Tout en maintenant l’idée de Foucault que le musée et le cinéma appartiennent à de tels espaces hétérotopiques, on s’appuiera sur des exemples de l’art du cinéma et des nouveaux médias, formant une constellation symptomatique avec des manifestes écrits et au sein desquels des emplacements dominants sont à la fois “contestés et inversés”. Le manifeste peut justement, Martin Puchner le souligne dans son étude sur la poésie des avant-gardes, tirer des leçons non seulement de son histoire, mais aussi de sa condition géographique : si ces déclarations d’un “degré zéro” ont initialement souvent été formulées par des exilés, elles ont rarement tenu compte de ces déplacements dans leur mode Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry 96 d’articulation (2006 : 260). En tant que modalités de textes écrits, les manifestes occupent une fonction charnière entre création artistique et théorie. Dans ce contexte, il s’agit de manifestes visant une forme poétique, voire per- formative, s’inscrivant dans une certaine tradition moderniste, appelant à l’innovation, ou encore avant-gardiste, appelant à l’opposition, à la rupture, à la résistance ou à la déconstruction, et qui soulignent en même temps leur fonction expérimentale, voire fondatrice1. Nous sommes aujourd’hui loin de l’époque des dadaïstes, futuristes et surré- alistes. Ici, on dépassera donc l’acception restreinte du manifeste et son énonciation spécifique, souvent présentée comme collective (voir Lista 1973 : 85). La contribution présente se limite à quelques déclarations esthétiques et politiques ou à des crédos de cinéastes et artistes touchant à l’articulation entre cinéma et médias électroniques et numériques, et n’entend pas commenter des manifestes et déclarations du type “techno-avantgardistes” (voir Harrasser 2004), provenant de la sphère de l’information publique. Certains de ces manifestes présentent des mythes de la numérisation, tout en essayant de sauver des restes utopiques d’une possibilité d’action politique et en historisant la rhétorique des manifestes des avant-gardes (le “Manifeste Cyborg”, 1991, de Donna Haraway2 par exemple). Ces discours sur la numérisation héritent souvent de la rhétorique des grands récits de l’avant-garde, empruntant des attitudes apocalyptiques, utopiques ou prophétiques. On y trouve même des positions “é-topiques” (selon une formule de William J. Mitchell3, visant la transformation profonde et intelligente des réseaux urbains), mais ce ne sera pas le sujet de cet article. Les innovations technologiques ont depuis les débuts du cinéma suscité des prises de position de la part des artistes et cinéastes, tel le fameux “Manifeste du contrepoint orchestral” signé en 1928 par Eisenstein, Poudovkine et Aleksandrov, au moment de l’arrivée du par- lant, pour souligner le potentiel esthétique du film muet d’une manière normative. Ce sont souvent des techniques et des formes dites obsolètes qui intéressent particulièrement les avant-gardes, trouvant dans leur ré-articulation des utopies ou des modes de résistance (voir Krauss 1993). Pour les avant-gardes des années 1920, le cinéma correspond en tant qu’appareil technique à “l’âge de la machine” (Fernand Léger 2009 : 165). Quarante ans plus tard, 1971, Hollis Frampton conçoit dans ses écrits théoriques l’idée du cinéma comme “dernière machine”, au sens où l’âge électronique altèrerait profondément non seulement la nature même de l’image filmée, mais aussi sa mécanicité. D’après Frampton, ce serait déjà le radar qui aurait “remplacé la reconnaissance aérienne mécanique par une boîte noire statique et anonyme” (108). Il associe ce moment d’invention technique directement à la naissance de l’avant- garde américaine. Suivant cette logique, le cinéma ne se transforme en 97 Théories-manifestes des cinéastes et artistes face au numérique art qu’au moment même où il devient, du point de vue des technologies de la guerre, obsolète. Depuis, un certain nombre d’artistes-cinéastes, sis du côté de l’art vidéo, dans l’art des nouveaux médias ou du côté du cinéma ex- périmental ou avant-gardiste, ont successivement pris position face aux changements et innovations technologiques, dans le domaine de l’électronique et du numérique. Il s’agissait de repenser non seulement, l’argentique, la fonction esthétique et les composants du cinéma, mais aussi des questions de dispositif au sens le plus large du terme. Ainsi seront commentés une série de manifestes ou des textes déclaratifs ten- ant lieu de cette fonction traditionnelle, rédigés par des artistes ou des cinéastes pour prendre position face aux innovations dans le domaine de l’électronique et du numérique. Exemples à l’appui, nous distinguerons deux moments historiques : les années 1970 et 2000. Visions hétérotopiques des années 1970 Au cours des années 1970, un certain nombre de cinéastes et d’artistes, issus de différentes avant-gardes, de l’art conceptuel ou encore de la recherche théorique, tentent de définir le dispositif ciné- matographique et ses effets à partir de ses composants et appareils, au moment même où la vidéo vient de s’établir comme art. Ainsi, Hollis Frampton conçoit-il, dans son programme “Pour une métahistoire du film”, le projecteur comme partie centrale de la machine film, en tant qu’ “acteur mécanique virtuose” (1971 : 111), jouant le ruban filmique comme un système de notation. Si Frampton vise par là l’art de Michael Snow, de Ken Jacobs, de Paul Sharits ou de Peter Kubelka, on voit que l’idée du métahistorien porte à la fois sur l’histoire du cinéma en tant qu’art et sur son dispositif spécifique. Car un film, selon l’approche matérialiste de Frampton, serait “tout ce qui peut passer dans un pro- jecteur” (110) ; et le travail mécanique du projecteur reviendrait à un “travail fantôme” (111) s’affichant sur l’écran. A peu près au même moment, Thierry Kuntzel, le futur artiste-vidéo, propose en France des textes essentiels sur le dispositif du cinéma et son principe de projection. Il s’agit de textes d’inspiration métapsychologique qui différencient également les différents niveaux de réalité du film, en distinguant entre ce qu’il appelle “film-projection” et “film-pellicule” : “Le défilement” (1973) et “Note sur l’appareil filmique” (1975) sont des contributions majeures aux débats sur le dispositif qu’on a tendance, à tort, à oublier aujourd’hui. Kuntzel, qui avait également contribué aux premiers développements de l’analyse filmique en France, passera ensuite à la création artistique, concevant de son côté une sorte de métahistoire du film par les moyens de la vidéo. Pour Nostos II (1984), une installation multi-écrans, il utilise le son de Letter from an Unknown Woman (Ophüls 1948) et fait surgir des images vacillantes, inspirées de scènes du film, pour retravailler l’expérience de cette oeuvre vertigineuse. Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry 98 Kuntzel aura fait passer l’idée du dispositif du cinéma en tant que bloc magique (le “Wunderblock” de Freud) vers la vidéo, conçue également comme appareil de mémoire se tenant, comme l’analyse filmique, dans un entre-deux. Il écrit, dans une note, rédigée en 1979 à propos de Nostos 1 sa première bande-vidéo : “Jamais la scène ne se donne en- tière à voir. Que mémoire (imagination) d’un objet ‘total’” (1993 : 128). Peu avant, en 1976-77, Kuntzel publie avec deux artistes, Tania Mouraud et Jon Gibson4, deux manifestes intitulés “Trans” (2006 : 64- 65), inspirés uploads/s3/ blumlinger-artigo.pdf

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