Glenn Gould Jean-Sébastien bach, le Clavier bien tempéré et la Fugue Introducti
Glenn Gould Jean-Sébastien bach, le Clavier bien tempéré et la Fugue Introduction à une édition du Clavier bien tempéré publiée par AMSCO Music Publishing Company en 1972 Dans : Glenn Gould, Le dernier des puritains (Écrtits 1, réunis, traduits et présentés par Bruno Monsaingeon) Fayard, Paris 1983, p. 124-135 Bach a toujours écrit des fugues. Aucune autre activité, aucune autre recherche ne convenaient mieux à son tempérament. Rien ne permet d'évaluer avec plus de précision l'évolution de son art. On l'a toujours jugé sur ses Fugues. Dans les dernières années de son exis tence, il continuait à en écrire alors que les préoccupations de l'avantgarde de son temps étaient orientées vers des intentions plus exclusivement mélodiques; on se débarrassait de lui comme d'une relique d'un âge ancien et moins éclairé. Et quand s'amorça ce grand mouvement de masse en sa faveur au début du XIXe siècle, ses partisans étaient des romantiques bien intentionnés qui voyaient dans les chœurs formidables et glaciaires de la Passion selon Saint Matthieu ou de la Messe en Si Mineur des énigmes insolubles et quasi injouables, mais malgré tout dignes de dévotion à cause de la foi qu'ils exsu daient avec une ferveur si manifeste. Comme des archéologues qui auraient excavé le substrat de quelque culture perdue, ils étaient impressionnés par ce qu'ils découvraient, mais encore plus satisfaits d'avoir été à l'origine de la découverte. Pour une oreille du XIXe siècle, ces chœurs farcis de modulations ambivalentes ne pouvaient en aucune manière répondre aux canons de la stratégie tonale classique ou romantique. Même aujourd'hui, nous qui croyons saisir les implications de l'œuvre de Bach et la diversité de son élan créateur, nous reconnaissons dans la fugue le forum premier où s'exerçait son activité; Cha que texture exploitée par lui semble destinée à un traitement fugué. Le plus innocent petit air de danse ou le thème choral le plus solennel semblent exiger une réponse, attendre une volée de contrepoint qui trouve dans la technique fuguée sa plus complète réalisation. Chaque combinaison sonore vocale ou instrumentale choisie par lui semble taillée de manière à pouvoir être greffée d'une multitude de réponses et paraît privée de quelque chose tant que ces réponses n'ont pas été fournies. Même dans les moments les plus débonnaires, dans les cantates dont le sujet est le commerce du café, ou dans les petits airs notés pour Anna Magdalena, on sent que se cache sous la surface une situation fuguée potentielle. On ressent chez lui une gêne pres que visible ou audible lorsqu'il doit réprimer à l'occasion le style fugué qui lui est habituel pour s'associer à la recherche simpliste d'un conformisme modulatoire et d'un contrôle thématique, à laquelle s'adonnait par priorité sa génération. La fugue pourtant n'allait pas subir une éclipse avec la mort de Bach. Elle continua à représenter un défi pour la jeune généra tion de compositeurs qui étaient en train de grandir, sans le savoir encore, dans son ombre. Mais on la retirait progressivement de la circulation, car si par hasard on s'en servait encore, c'était pour obtenir une conclusion à effets à la fin d'œuvres chorales de grande envergure, à moins que des mélodistes en herbe ne l'utilisent comme thérapie pédagogique pour enrichir leurs basses d'Alberti singulièrement maigrelettes. Elle avait cessé d'être au centre de la pensée musicale, et une "overdose" de fugue pouvait coûter sa réputation et son succès public à un jeune compositeur. A l'âge de la raison, la fugue était devenue essentiellement déraisonnable. La technique de la fugue peut être venue plus facilement à Bach qu'à d'autres; c'est néanmoins une discipline dont on n'acquiert pas la maîtrise du jour au lendemain. A preuve, les premières tentatives de Bach dans ce domaine, dont on a le témoignage avec les fugues contenues dans les Toccatas, qu'il écrivit vers l'âge de vingt ans. Interminablement répétitives, rudimentairement séquentielles, ayant désespérément besoin d'équarrissage, elles succombent fréquemment aux boursouflures harmoniques contre lesquelles le jeune Bach eut à lutter. La simple présence d'un sujet et d'une réponse semblait suffire à satisfaire ses exigences d'alors qui manquaient d'esprit critique. La première des deux fugues contenues dans la Toccata en ré mineur pour clavecin ne réitère pas moins de quinze fois dans un ton identique la même proposition thématique de base : Dans de telles œuvres, les aspects inventifs de la fugue étaient nécessairement asservis à l'examen de la fonction modulatoire de la tonalité, et, malgré le penchant contrapuntique dominant de cette génération, rares étaient les fugues qui établissaient une forme correspondant aux exigences du matériau thématique. Car tel est d'ailleurs le problème historique de la fugue: elle n'est pas une forme en soi, comme c'est le cas de la sonate, ou tout au moins du premier mouvement de la sonate classique. Elle est bien plutôt une invitation à inventer une forme en rapport avec les exigences particulières de la composition envisagée. La réussite de l'écriture fuguée dépend du degré auquel le compositeur sait renoncer àdes formules en faveur de la création d'une forme. C'est la raison pour laquelle la fugue peut être soit la plus routinière, soit la plus stimulante des entreprises tonales. Un demi-siècle sépare les premiers essais maladroits de Bach dans le genre de ceux, tardifs et volontairement anachroniques, qui allaient donner naissance à l' Art de la Fugue. Bach mourut avant l'achèvement de l'œuvre, mais non sans s'être engagé sur la voie d'un gigantisme fugué qui, du moins pour ce qui est de la durée, n'a pas eu d'équivalent jusqu'aux essais d'exhibitionnisme néo-baroques de Fer rudo Busoni. Malgré ses proportions monumentales, un sentiment de retrait envahit cette œuvre. Bach en fait s'écartait des préoccupations pragmatiques de la création musicale pour se retirer dans un monde idéalisé d'intransigeante invention. L'un des aspects de ce retrait est le retour à une conception quasi-modale de la modulation; rares sont les occasions dans cette œuvre que Bach investit de cet instinct infaillible de retour à la tonalité qui prévalait dans ses compositions antérieures, moins vigoureusement didactiques. Le style harmonique de l' Art de la Fugue, quoique d'un chromatisme luxuriant, est en réalité moins contemporain que celui de ses essais fugués précédents. Dans sa démarche nomade, il emprunte tous les méandres de la carte tonale, et se réclame fréquemment de la descendance spirituelle de Cipriano di Rore ou de Don Carlo Gesualdo. Bach y exploite les rapports harmoniques fondamentaux dans un dessein de continuité et de détente structurelle; certains segments d'importance majeure de l'une des fugues multithématiques s'achèvent même parfois sur une solide cadence à la dominante. Mais cette œuvre fluide et souvent modulante n'est que rarement empreinte du déterminisme harmonique résolu qui était la marque notoire de l'écriture fuguée de la maturité de Bach. Dans l'intervalle séparant l'époque tâtonnante de Weimar de celle du retranchement intensément concentré qui a donné naissance à l' Art de la Fugue, Bach a écrit des centaines de fugues, qu'elles soient ou non ainsi désignées. Il les a conçues pour toutes sortes de combinaisons instrumentales possibles, et elles révèlent une technique contrapuntique d'une aisance confondante qui se situe aux confins de la perfection. Les deux Livres du Clavier bien tempéré avec leurs quarante-huit Préludes et Fugues en constituent l'archétype. Cette œuvre prodigieusement bigarrée parvient à établir un rapport entre continuité linéaire et sécurité harmonique, qui échappait auparavant totalement au compositeur et qui ne joue qu'un rôle mineur dans l' Art de la Fugue, en raison de son partipris anachronique. Le flair tonal dont Bach fait preuve dans ces œuvres semble épouser inexorablement le matériau traité et son dispositif modulatoire est si considérable qu'illui permet de donner du relief à toutes les sinuosités thématiques de ses sujets et contre-sujets. Grâce à une telle perfection d'homogénéité conceptuelle, Bach perd non seulement toute inhibition stylistique, mais va jusqu'à se permettre de redéfinir son vocabulaire harmonique en fonction de chaque morceau. La toute première Fugue du Premier Livre du Clavier bien tempéré par exemple ne s'autorise que les plus modestes modulations mais caractérise de manière très ingénieuse, truffée qu'elle est de strettes, le sujet de la fugue, un modèle de suavité diatonique et de correction académique : D'autres Fugues comme celle en mi majeur du Deuxième Livre font montre d'une réticence analogue à moduler. Mais ici, Bach est d'une fidélité si tenace à son thème de six notes, et il choisit de nous le révéler selon un programme modulatoire si discret, qu'on a l'impression de voir surgir le fantôme intense et ardemment antichromatique de Heinrich Schütz : Il existe d'autres fugues dotées de sujets plus longs et plus élaborés, dans lesquelles le démêlement du mystère thématique est inséparable d'un plan modulatoire magistral. La Fugue en si bémol mineur du Second Livre en est un bon exemple. Ici un motif en spirale très vigoureux de quatre mesures traverse les étapes habituelles de l'exposition, mais tandis que les trois voix restantes font leur entrée, Bach minimise le dilemme de son accompagnement en retenant comme contresujet une série de demi tons alternativement ascendants et descendants : Bach tire par la suite d'appréciables dividendes de cette voix subsidiaire sans uploads/s3/ bach-analyse-cbt-par-glenn-gould.pdf
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- Publié le Fev 16, 2022
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