L’art peut-il se passer de technique ? Qui dit « art », dit souvent « école »,

L’art peut-il se passer de technique ? Qui dit « art », dit souvent « école », au double d’apprentissage technique et d’inscription dans un courant caractérisé par son style, voire par ses règles : on inscrit les enfants dans des écoles d’art, et on dit que les trouvailles d’un artiste font école. Pourtant, ne dit-on pas parfois pour plaisanter, à propos d’un objet inutilisable ou d’une fabrication dénuée de sens, que « c’est de l’art », comme si l’art était le domaine de l’absence de fonction, voire celui de l’absurde ? Se demander si l’art peut se passer de technique, c’est se demander, jsutement, si la dimension technique et indispensable dans la création artistique, autrement dit si elle est une condition sine qua non pour qu’on ait affaire à de l’art ? L’artiste pourrait-il dans son activité faire l’économie de toute technique, de toute élément relevant de la maîtrise et du savoir-faire ? Avant de chercher à répondre cette question, il faut tout d’abord définir les deux termes en présence. Sans entrer dans la question difficile de ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas (caractérisation concrète de l’art), on peut définir ce qu’est l’art (dans son concept) de la manière suivante. Le terme art (qui vient du latin ars, habilité), ne se réfère pas à des objets, mais à une capacité humaine : c’est la capacité d’obtenir certains résultats. C’est seulement par extension qu’on désigne comme étant de « l’art », les phénomènes produits par l’art, cad les oeuvres d’art. Au sens le plus général, l’art est la capacité » d’obtenir des résultats selon un projet. On désigne ensuite par l’expression « beaux-arts » l’application de cette capacité à un domaine non utilitaire : lorsque l’objet produit est destiné à la contemplation, indépendamment de toute utilité concrète. Quant à la technique, elle représente toute forme d’habilité, de savoir-faire. Elle est synonyme d’art au sens général. Au sens fort, elle consiste à utiliser un moyen, ou un procédé, en connaissance de cause (et pas seulement avec l’intention d’obtenir un effet). Dans le conteste de la question, il ne s’agit pas de se demander si l’art peut se passer de la technique, cad des différentes techniques présentes dans la société, mais bien s’il peut se passer de technique : à l’intérieur de la création artistique, les procédé de nature technique sont-ils si importants ? Par exemple, on considère souvent que la création poétique suppose de maîtriser le système de la versification et des rimes ; mais ne peut-on pas envisager un poème privé de cette dimension technique, et pourtant d’une haute valeur artistique ? Derrière cette question du caractère indispensable de la dimension technique en art, c’est le problème du rôle joué par des éléments techniques, sous leurs diverses formes, qui se pose ici. Il y a effectivement un débat entre ceux qui soutiennent que l’art se caractérise par sa dimension de maîtrise, de travail et de calcul, et ceux qui valorisent l’inspiration, l’originalité. On se trouve apparemment face à un dilemme : si l’on soutient que l’art est essentiellement technique, on risque de le considérer comme l’application de procédés, au risque de perdre de vue la créativité ; si au contraire on tient pour accessoire la part de tout ce qui s’enseigne, on aura du mal à faire la différence entre l’art et le « n’importe quoi ». L’enjeu est à la fois de distingue l’art de ce qui n’en est pas, et de définir l’artiste en tant que tel : ne vaut-il pas mieux définir l’artiste par sa production (d’abord comme processus, puis comme résultat), que par son statut (métier) et par le regard que la société porte sur lui ? Au fil de notre étude, nous devrons nous poser les questions suivantes : en quoi l’art est un processus technique ? Pourquoi ne peut-il pas se réduire à sa dimension technique ? Quel est le rôle exact des techniques en art ? I- L’art comme technique A) L’indistinction de l’art et de la technique À première vue, on peut dire que l’art est lui-même une forme de technique (et par conséquent ne peut se passer de dimension technique). Plusieurs arguments : - Selon l’étymologie, le terme ars en latin signifie habileté, c’est-à-dire au fond : technique. Ce terme s’applique à toute forme de technique, et particulièrement à la médecine (un « homme de l’art » signifie classiquement un médecin). - Comme le montre l’extrait de la République de Platon, donné en colle (533b, folio p. 389), le genre des arts (tekhnai, pluriel de tekhnè) se divise en quatre espèces, qui font se côtoyer les beaux-arts, les techniques et même les sciences : - arts qui « s’orientent en fonction des opinions des hommes et de leurs désirs » : Platon pense sans doute à la rhétorique de Gorgias et aux beaux-arts. Dans certains passages, Platon insiste sur le caractère trompeur des beaux-arts, notamment lorsque les architectes donnent une forme évasée aux colonnes des temples pour compenser l’effet de la hauteur pour un spectateur situé au pied du temple : le but est de donner l’illusion à l’observateur situé au pied des colonnes qu’elles ont le même diamètre en haut et en bas. - arts qui « envisagent le développement et la composition des choses » : on peut penser aux sciences naturelles. - arts qui « envisagent les soins à donner aux êtres qui croissent naturellement ou aux choses qui sont composées synthétiquement » : on peut penser à l’agriculture, à l’élevage, à l’art vétérinaire, à la médecine (et à l’art de tisser pour « les choses composées synthétiquement »). - « la géométrie et les arts qui lui font suite » : disciplines mathématiques (incluant astronomie et musique). On voit donc que pour Platon, et sans doute aussi pour les Grecs de son époque, le terme « art » s’applique aussi bien à des activités visant à produire des objets qui plaisent (beaux discours, belles statues) qu’à des techniques comme l’agriculture ou la médecine, ou même à des disciplines théoriques (physique, mathématiques). Ce qu’il y a de commun à tous ces usages du terme d’art (tekhnè), c’est l’idée de savoir- faire (procédé qui repose sur la réflexion), que ce procédé ait pour but une production (une œuvre) ou simplement la compréhension d’un phénomène (par exemple en astronomie). Au fond, pour les Grecs, l’art se distingue de la nature comme la réflexion se distingue de l’absence de réflexion. La nature correspond à tout ce qui se fait naturellement, sans réfléchir (comme la croissance d’une plante, exprimée par le verbe phyein, qui a donné physis, terme que nous traduisons par « nature »). Les Grecs ne distinguaient donc pas fondamentalement l’art au sens de beaux-arts et l’art au sens de technique. D’ailleurs, en français, on emploie encore l’expression « un ouvrage d’art » pour désigner un pont (production de l’industrie) et on dit qu’un artisan procède « selon les règles de l’art » (alors qu’il s’agit de règles techniques). L’expression « beaux- arts », utilisée par Kant, souligne bien qu’il y a un point commun entre l’activité de l’artiste et celle du technicien, l’art au sens artistique apparaissant comme une subdivision de l’art au sens général de technique. - Contrairement à l’opinion commune d’aujourd’hui qui a tendance à associer l’artiste à l’imagination débridée et au manque de rigueur (d’où l’expression péjorative : « flou artistique »), l’art a longtemps été associé au travail, à la rigueur et à la maîtrise. Ne parle- t-on pas d’un ouvrage artistement tissé ? On sait aussi que jusqu’au XIVe siècle, à Florence, une même corporation regroupait les peintres (artistes) et les tapissiers (artisans) : l’artiste peintre n’était pas conçu et ne se concevait pas comme distinct du décorateur. Aujourd’hui, même si l’artiste n’a pas le même statut que l’artisan, l’ingénieur ou le technicien, il n’en reste pas moins qu’un certain nombre de peintres, pour gagner leur vie, sont en même temps dessinateurs industriels ; certains musiciens (instrumentistes ou chanteurs) sont en même temps ingénieurs du son (sans parler des courants « rap » et « électro », où l’artiste recourt au sampling). B) L’art comme métier Le terme de métier possède deux usages :- « avoir un métier » : un métier est une activité rémunérée et (normalement) reconnue par la société. Le métier nous donne un statut social.- « avoir du métier » : métier signifie dans ce cas un savoir-faire, la capacité d’obtenir l’effet qu’on souhaite grâce aux moyens les plus adaptés. On dit qu’un chef d’orchestre a du métier lorsqu’il obtient ce qu’il veut de l’orchestre (même si son interprétation est sans esprit). Ici, il s’agit avant tout du second sens, car on s’interroge sur ce qui fait la parenté entre les beaux-arts et les techniques (que ces dernières soient d’ailleurs de type artisanal ou industriel). Fondamentalement, comme l’avait théorisé Aristote dans le chapitre Z 7 de la Métaphysique, la tekhnè comme capacité (l’art au sens général) est ce sur quoi repose la poièsis (production d’un uploads/s3/ l-x27-art-peut-il-se-passer-de-technique.pdf

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