« PARLER LES CHOSES » Bertrand Ogilvie ERES | « Essaim » 2008/2 n° 21 | pages 9

« PARLER LES CHOSES » Bertrand Ogilvie ERES | « Essaim » 2008/2 n° 21 | pages 91 à 106 ISSN 1287-258X ISBN 9782749210025 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.inforevue-essaim-2008-2-page-91.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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De l’ennui discret ou affiché, agres- sif du philistin à la passion irrépressible de celui qui, les témoignages abon- dent dans l’histoire de la peinture, veut découper la toile et en posséder un « détail » pour sa jouissance personnelle 1, ou qui emporte partout dans ses bagages telle œuvre destinée à la dévotion purement privée et dont il efface peu à peu le visage du saint ou de la Vierge à force de baisers, l’œuvre d’art, cette œuvre qui d’autant plus indispensable, ou qui indispose d’au- tant plus qu’elle n’est pas « utile », qu’elle « ne sert à rien », du moins au sens courant, ne laisse et n’a jamais laissé personne indifférent. Cette mobi- lisation passionnelle, cet emportement, positif ou négatif (voir la querelle de l’iconoclasme 2, voir les procès contre Flaubert, Baudelaire, Zola, Genet, Bernard Noël), provoqués par les œuvres de l’art nous obligent d’emblée à dépasser le simple point de vue, dans lequel on l’a trop cantonné, de la motivation imitative, qu’elle soit décorative ou représentative. L’œuvre d’art, saisie dans son histoire, l’histoire de son élaboration, de son travail, de sa gestation, mais aussi l’histoire de sa consommation, de sa contem- plation, de sa collection, voire de son marché, mais encore dans celle de sa signification par et pour une culture, une société données, nous conduit tout droit à la question la plus radicale de ce qui se passe en elle, de savoir de quelle « action », de quel « drame » elle est le lieu. Ainsi la polysémie de la représentation apparaît pleinement. L’œuvre est un drame, une repré- sentation théâtrale, quelque chose s’y joue ; elle représente celui qui l’a réa- 1. Voir l’ouvrage de Daniel Arasse, Le détail, Paris, Champs-Flammarion, 1998. 2. Voir L’image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Alain Besançon, Paris, Fayard, 1994 ; L’iconoclasme bysantin, André Grabar, Paris, Champs-Flammarion, 1998 ; Image, icône, économie. Les sources bysantines de l’imaginaire contemporain, Marie-José Mondzain, Paris, Le Seuil, 1996. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.15.37.245 - 12/10/2019 08:36 - © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.15.37.245 - 12/10/2019 08:36 - © ERES lisée, ou la société dont elle est issue, au sens où elle en est le représentant, où l’un et l’autre s’inscrivent dans l’histoire, ou dans l’espace, ou s’impo- sent à l’esprit, à travers elle ; elle est résultat, trace, effet d’une activité à bien des égards énigmatique, et elle « représente » les secondes ou les heures, les mois, les années (pensons à tout ce qui oppose les « bambo- chades » italiennes et Vermeer, ou Janacek) de maturation qui ont présidé à son accouchement ; quand elle est là, elle « représente » tout pour l’un, rien pour l’autre, au point qu’il puisse aller jusqu’à la détruire, mais pas toujours involontairement ; enfin elle s’enroule ou se déroule, s’élabore autour d’un prétexte, d’un motif, d’une occasion : fleur, portrait, scène de bataille, sonorité suave ou rythme dansant évoquant quelque scène, ou tout simplement rien, ce « rien » dont on sait que Flaubert rêvait d’en faire un roman 3. On voit que la question du « ce qui » est « représenté », imité, copié, montré peut bien, dans une présentation de l’œuvre d’art, ne venir qu’à la fin et n’apparaître que secondaire. On accordera qu’un « morceau de peinture », qu’une mélodie, une ritournelle, un vers, « sont », avant de renvoyer à quoi que ce soit d’autre, et l’on soupçonnera l’insistance à mettre en avant, depuis Platon par exemple, la problématique de l’imita- tion, de n’être qu’une manière d’attirer l’œuvre d’art sur un terrain qui n’est pas d’abord le sien. On aura garde d’oublier, en même temps, que les œuvres n’ont jamais négligé de jouer avec le monde et de traverser en tous sens la problématique de l’illusion, mais comme pour montrer que cette dimension n’était qu’un moyen et non une fin. « Le monde est une illu- sion », vieille idée qui ne se laisse pas réduire aussi facilement : car une fois énoncée, elle entre à son tour dans le tableau et déploie ses plans à l’infini. Or Hegel, par exemple, fasciné par ces jeux interminables des natures mortes et des scènes de genre hollandaises, est aussi celui qui a posé clai- 3. Voir la lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet. « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pen- sée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. Je le vois, à mesure qu’il grandit, s’éthérisant tant qu’il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu’aux lancettes gothiques, et depuis les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu’aux jets de Byron. La forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui la produit. Cet affranchissement de la maté- rialité se retrouve en tout et les gouvernements l’ont suivi, depuis les despotismes orientaux jus- qu’aux socialismes futurs. C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses. Il me faudrait tout un livre pour développer ce que je veux dire. J’écrirai tout cela dans ma vieillesse […]. » Les propos qui suivent pourraient se concevoir comme le commentaire élargi de ce passage, jusque dans le rapport fait par Flaubert entre art et politique, ce qui permettrait de poser au passage la question de la com- munauté esthétique comme modèle possible d’une communauté sans représentation. 92 • Essaim n° 21 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.15.37.245 - 12/10/2019 08:36 - © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.15.37.245 - 12/10/2019 08:36 - © ERES rement la question de l’incommensurabilité entre la « représentation » et l’infini, et de la différence que la philosophie doit assumer entre l’auto-pré- sentation du savoir et la conscience représentative que je tente d’en acqué- rir. Ainsi, bien loin que nous ayons à juger et à jauger l’œuvre d’art à l’aune du critère de la représentation, ou de la figuration ou de l’imitation, c’est l’œuvre au contraire qui interroge ici la philosophie et l’oblige à mener la critique de la notion de représentation, c’est-à-dire à faire état de ses usages, dans leur pluralité, de ses limites, de leur légitimité ou de leur illé- gitimité. Comme si l’œuvre d’art apparaissait d’abord comme la mise en scène, la représentation, des apories de la représentation. Si l’œuvre d’art est d’abord l’objet d’un désir, ce désir est-il désir d’es- sence, d’identité, ou induit-il au contraire la critique de tout essentialisme ? Rappeler l’origine mythique grecque de la peinture : dessiner sur le mur le profil de l’amant qui s’en va. Le désir est la cause de l’élaboration de l’œuvre comme celle de sa contemplation (cf. Pygmalion). Ainsi la représentation est d’abord celle d’une absence, lieutenant tout autant et plus peut-être que copie (cf. Mallarmé : la fleur, l’absente de tout bouquet). L’œuvre d’art représente uploads/s3/ bertrand-ogilvie-parler-les-choses 1 .pdf

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