Romantisme Laforgue fumiste : l'esprit de cabaret M. Daniel Grojnowski Citer ce
Romantisme Laforgue fumiste : l'esprit de cabaret M. Daniel Grojnowski Citer ce document / Cite this document : Grojnowski Daniel. Laforgue fumiste : l'esprit de cabaret. In: Romantisme, 1989, n°64. Raison, dérision, Laforgue. pp. 5-16; doi : https://doi.org/10.3406/roman.1989.5581 https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1989_num_19_64_5581 Fichier pdf généré le 01/04/2018 Daniel GROJNOWSKI Laforgue fumiste : l'esprit de cabaret La connaissance que nous avons aujourd'hui des œuvres de Laforgue est tributaire d'une perception quelque peu simplifiée. Celle-ci privilégie le milléna- risme des années 1880 et le spiritualisme symboliste. L'un met en scène des composants morbides : la névrose, la décadence, le détraquement des esprits et de l'expression. L'autre éclipse la fécondité d'une veine comique qui va de la galéjade à l'humour pince-sans-rire ou absurde. Comme si J. Lorrain, J. Moréas, A. Samain, H. de Régnier apparaissaient plus représentatifs que Ch. Cros, A. Allais, F. Fénéon ou A. Jarry. Cet ajustement de Laforgue à un imaginaire collectif choisi est renforcé par l'assimilation des œuvres de sa maturité à son premier recueil, qu'il a pourtant renié. Un certain nombre de critiques et d'anthologies ont longtemps estimé que la voix d'un grand poète s'affirmait d'emblée dans Le Sanglot de la Terre, tant il est vrai qu'en vertu d'une hiérarchie des genres toujours vivace, le pathos philosophique l'emporte sur les pratiques ludiques. Deux colloques récents - « Fin de siècle », organisé par la société française de littérature générale et comparée et « Le pessimisme au XIXe siècle », patronné par la Société des études romantiques - montrent combien les désignations en viennent à établir l'objet dont elles sont censées rendre compte1. A force d'invoquer une « fin de siècle » en agonie et le « pessimisme » qui en forme la moelle, les spécialistes répudient l'esprit fumiste qui, de La Parodie d'A. Gill au Rire ou au Mirliton, des Hydropathes au Chat Noir, en passant par les Incohérents, participe pleinement à ce qu'on appelle une « époque ». En dépit de quelques exceptions notoires (je pense aux substantiels travaux et aux éditions de L. Forestier, aux recherches de N. Richard et aux chemins de traverse que parcourt F. Caradec 2, on manque cruellement d'ouvrages de référence sur des productions reléguées dans les marges de la littérature. Recueils parodiques, écrits patachiques, chansons et monologues, nouvelles à la main, vers de circonstance, contes saugrenus, moralités, exégèses, soties, restent trop souvent en quête de spécialistes qui en cautionneraient la valeur. Il y a près d'un demi-siècle, dans son Anthologie de l'humour noir, A. Breton, à propos d'A. Allais, désignait déjà comme de première importance des entreprises excentriques « sur lesquelles se découvre d'un chapeau haut-de-forme la pensée encore mystérieuse de cette fin du dix-neuvième siècle » 3. On sait que, comme Sapeck - le prince des Fumistes -, Laforgue affecta de porter l'habit noir et le tuyau de poêle, signes irréfutables d'honorabilité. Mais, comme le rappelait Coquelin cadet, cet attirail, et le masque de gravité auquel il s'accorde, participe aussi d'une « gaieté moderne », de la « Farce française fumiste » où « la réalité et l'impossible se fondent dans une froide fan- Fig. ci-contre : Willette, Pierrot s'amuse . ROMANTISME n* 64 (1989 - П) 6 Daniel Grojnowstí. taisie » 4. On est donc en droit de lever quelques-uns des lièvres qui gîtent sous le couvre-chef d'un poète réputé « décadent » Ses premières publications de La Guêpe sont conformes à ce qu'on peut attendre d'un jeune homme qui retrouve d'anciens condisciples dans une gazette tirée à petit nombre. Sous le titre de « Zéphirinades » et de « Balivernes », il fait paraître une série de dessins satiriques dont les légendes sont dignes de celles que l'almanach Vermot rendra populaires quelques années plus tard. Si ses poèmes hésitent alors entre plusieurs tons, le plus souvent les bouffonneries y tempèrent les envolées. Elles laissent entendre la voix d'un François Coppée qui renonce à se prendre au sérieux, comme dans cette « Idylle » où Justine, la bonne de M. Coquardeau, et Dumanet, caporal dans les carabiniers, connaissent leurs premiers émois : « Comme ils sont beaux tous deux : Comme elle a les pieds grands ! 5 » Les ânonnements du débutant sont toutefois démentis par des pages critiques résolument favorables aux écrivains que honnissent « messieurs les bourgeois ». Le compte rendu du Coffret de santal, au moment de sa réédition de 1879, est non seulement d'un lecteur averti mais aussi d'un praticien qui prend parti. Ses préférences vont aux pièces où Charles Cros moud des « Chansons perpétuelles » et des « Grains de sel » parodiques. Volume étrange, original, dont le mérite essentiel, aux yeux de Laforgue, est d'accorder la poésie à la fantaisie. Il marque ainsi ses préférences pour les pièces en argot, les dizains où « la plaisanterie s'épanouit inévitablement au dernier vers », les monologues disséminés dans le volume, et notamment « Le Hareng-saur », qu'il faut entendre dire par Coquelin cadet : « II n'y a rien là-dedans et l'on éclate de rire » 6. Si on met à part Le Sanglot de la Terre (qui correspond aux moments noirs qu'a connus le Laforgue de la vingtième année), on se rend compte de la constance des effets drôles dans une œuvre où ils coexistent avec les considérations moroses. Le poète participe pleinement de ce « fumisme » dont la presse du temps taxe la nouvelle vague. Enregistré par Littré, le terme est en effet appliqué aux expressions esthétiques jugées inintelligibles d'un Mallarmé, d'un Rimbaud, de l'école décadente ou des peintres impressionnistes. Les intéressés s'en emparent pour le brandir en drapeau. A. Allais est dit « Chef de l'Ecole Fumiste ». Dans un numéro de L'Hydropathe, il sacre Sapeck grand maître du Fumisme pour avoir « osé jeter au nez des bourgeois de la rive gauche le premier éclat de rire qu'on ait entendu depuis la guerre ». Dans la même publication un article sur le Fumisme en fait un mode d'expression où le masque imbécile recouvre un « scepticisme de fond » 7 : caractérisation que confirmera E. Goudeau qui le décrit comme une folie intérieure « se traduisant au dehors par d'imperturbables bouffonneries » 8. Vers 1880-1885 l'appellation fait fureur. Le numéro 1 et unique du Je m'en foutiste rend compte des discussions savantes sur « le fumisme dans ses rapports avec la Littérature ». Willette publie sur une pleine page du Chat noir (18 mars 1882) une bande dessinée intitulée « Pierrot fumiste », titre que Laforgue donne à la pantomime en trois tableaux qu'il rédige à la même époque. Sans enfermer le Fumisme dans une définition trop étroite, on est en droit de le considérer comme représentatif d'un esprit nouveau où des formules sont essayées dans des pratiques de groupes. Car la loi républicaine, en supprimant l'autorisation préalable, favorise les réunions, notamment dans les cafés du L'esprit de cabaret 7 Quartier latin, qui forment un bouillon de culture. Etudiants, écrivains, comédiens, artistes et bohèmes s'y rencontrent et s'y font entendre, interprètes de leurs propres écrits. Par leurs prestations ils font triompher la galéjade, Us discréditent les écrits sacralisés qu'illustrent Le Parnasse contemporain et les volumes des éditions Lemerre. Si Léon Vanier publie alors de nombreux décadents, un autre éditeur, par trop méconnu, l'incohérent Jules Lévy, donne leur chance aux écrivains farfelus de sa génération 9. Cet esprit de cabaret se conjugue avec la recherche de modèles culturels qui transgressent les normes et violentent le bon goût. On pense évidemment aux peintures idiotes, contes de fées, opéras vieux, refrains niais, qui font paraître dérisoires au narrateur d'Une saison en enfer les célébrités de la peinture et de la poésie modernes. Laforgue est lui-même en mal d'émancipation. Il a conscience du caractère hétéroclite d'une culture où s'entremêlent voix et références 10. Ses écrits sont cousus de pièces rapportées, il s'arlequine comme d'autres s'encoquinent. Amateur de fêtes foraines, il prend conscience dès septembre 1880, lors de l'inauguration du Lion de Belfort, de Г« esthétique empirique » du genre complainte. Habitué des cirques, des cafés concerts, il aspire à posséder sa langue d'une façon « clownesque » n. Lui revient à plusieurs reprises un rêve où, dans un alcazar, « se déroulent sur la scène des programmes insolites ». Et de commenter : « J'ai tant passé de soirées méditatives dans ces endroits-là que c'est devenu [...] le cadre naturel des floraisons de ma cervelle anomaliflore » 12. La composante orale F. Champsaur, E. Goudeau ont décrit, sans enjolivements excessifs, l'atmosphère régnant dans les lieux que fréquentent les Hydropathes 13. De numéro en numéro, la revue du même nom rend compte de séances parfois houleuses, le plus souvent joyeuses, où toutes les formules, y compris les plus désuètes, sont soumises à l'approbation du public. Proférées sans être nécessairement publiées, ces productions se soumettent aux lois du genre, qui découlent des conditions de la communication en salle publique : elles se savent éphémères, elles visent à la communion immédiate, et à cette fin elles recourent volontiers aux effets faciles, aux rengaines que tous reprennent en chœur. uploads/s3/ grojnowski-daniel-laforgue-fumiste-l-x27-esprit-de-cabaret.pdf
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- Publié le Jul 01, 2021
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