La composition du temps. Prédictions, événements, narrations historiques, ANDRI
La composition du temps. Prédictions, événements, narrations historiques, ANDRIEU Chl. et HOUDART S., éd., 2018, p. 77-92 (Colloques de la MAE, René-Ginouvès, 15) * PSL Université Paris, École nationale supérieure des Arts Décoratifs, EnsadLab ; UMR 7186 Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative [francesca.cozzolino@ensad.fr]. Éléments sous droit d’auteur - © Éditions de Boccard DONNER FORME À L’AVENIR Pratiques et discours de l’anticipation dans le champ du design Francesca COZZOLINO* Résumé Dans cet article, nous nous intéressons aux pratiques des designers qui revendiquent l’existence de relations entre des pratiques d’anticipation et le design. Si l’on regarde l’histoire du design et que l’on retrace le rapport que les designers ont entretenu avec le réel, l’imaginaire et l’imaginé, nous pouvons distinguer deux pôles : l’un engage une construction du futur qui est fortement en relation avec l’idée d’innovation et emploie des méthodes prospectives, l’autre introduit la critique et le doute dans le futur et utilise comme méthode la fiction. En décrivant plus précisément la démarche d’un champ du design appelé « design spéculatif », nous montrons que ces visions, s’incarnant dans des objets dits « critiques », n’agissent pas comme des indicateurs du futur, mais, en nous montrant les « dérives » d’un avenir possible, nous invitent à réactiver notre imaginaire, tout en affirmant le pouvoir de l’imaginaire dans sa capacité à modeler le réel. En interrogeant le croisement fructueux entre design et fiction du réel, cette analyse entend contribuer à une réflexion anthropologique sur la façon dont certains groupes d’individus, par leurs savoir-faire, pensent et fabriquent « ce qui pourrait advenir » ou « ce qui pourrait être autrement ». Mots-clés : design, anthropologie, récits spéculatifs, imagination, fiction, société, futur. Abstract This paper reviews the practices of designers who insist upon the existence of a relationship between anticipatory methods and design. When we look at the history of design and trace the connection that designers have maintained between reality and the imagination, we distinguish two poles: the first one, aiming to build the future, is intimately related to the idea of innovation and uses future- oriented methods; the second one uses fiction as method to inject criticism and doubt in the future. As we describe more precisely the approach used by the field called “speculative design”, we show that these visions, taking form in “so-called critical objects”, do not act as indicators of the future, but rather show us the downward slide of one possible future, and thus invite us to reactivate our imagination, while at the same time they affirm the imagination’s power to shape reality. In examining the fruitful cross-pollination between design and fiction, this study aims to cast an anthropological view on the way that certain groups of individuals, by their craft, imagine and create “what could happen” or “what could be otherwise”. Keywords: design, anthropology, speculative narratives, imagination, fiction, society, future. • Francesca COZZOLINO 78 Éléments sous droit d’auteur - © Éditions de Boccard Voir loin et agir au futur I l est devenu de plus en plus récurrent aujourd’hui, dans les colloques et séminaires qui se multiplient dans le champ du design, d’entendre des propos sur la capacité du design à agir sur le réel et à façonner notre avenir : « La tâche du designer est de modifier l’état du monde, c’est-à-dire de le transformer1. » Dans le monde occidental, de Paris à New York, des propos similaires accompagnent la montée en puissance et le développement de la recherche en art et en design2. Ainsi, aussi bien dans des contextes publics (établissements supérieurs, laboratoires de recherche des grandes écoles et universités) que privés (services R&D des plus grandes entreprises de télécommunication, think-tank, etc.) ou encore associatifs (FabLab et associations citoyennes), s’affirme, comme un statement, l’idée que le design constitue l’outil permet- tant aux sociétés de bâtir un futur meilleur et plus démocratique 3. Le design, notion qui évoque la capacité à préfigurer un projet donnant lieu à une pro- duction industrielle, s’est constitué comme une discipline autonome après la révolution industrielle. En France, cette notion a été traduite à la fin du XVIIIe siècle, au départ par « arts industriels », puis par« esthétique industrielle » ou encore « arts appliqués », avant que l’on adopte le terme anglais « design » que l’on relie souvent à l’italien disegno qui désigne à la fois le dessin (la pratique) et le projet (la formulation d’une idée). Ainsi cette notion porte en soi l’idée non seulement de la production d’un objet (industriel), mais avant tout celle de sa conception, de la préfiguration, par le dessin, de son usage dans un contexte spécifique. La difficulté d’une définition universelle du mot design est due à la variété des objets qu’il désigne (du mobilier aux objets technologiques, aux dispositifs de service), mais s’explique également par la variété des pratiques que les designers n’ont pas cessé de faire évoluer, de la production industrielle d’objets fonctionnels à la conception de scénarios spéculatifs prenant des formes diverses. C’est à cet endroit que se situe notre réflexion, qui ne vise pas à théoriser une normati- vité du design4, mais plutôt à révéler les différentes manières dont certains designers pro- duisent des visions et des discours sur l’avenir à partir de la façon dont ils donnent forme à des systèmes, des artefacts et des processus. Depuis une quinzaine d’années, je m’interroge sur l’impact et les effets des pratiques artistiques dans les transformations sociales5 en me donnant comme objectif d’étudier les manières dont une société, à partir des formes artistiques et des discours sur la création qu’elle produit, pense le politique et son propre avenir. 1. FINDELI 2016. 2. Nous renvoyons à une sélection d’ouvrages permettant de suivre les dynamiques de la recherche en design aussi bien dans le contexte francophone qu’anglophone : BIANCHINI 2009 ; CROSS 1974 et 2006 ; FINDE- LI 2010 ; FRAYLING 1993 ; HUYGHE 2017. 3. Cf. MANZINI 2015. 4. Nous rappelons à ce titre la définition de design donnée par des chercheurs de l’université Columbia ayant mené une étude sur les critères qui nous permettent de définir ce champ disciplinaire : « Design, (noun) a specification of an object, manifested by an agent, intended to accomplish goals, in a particular environment, using a set of primitive components, satisfying a set of requirements, subject to constraints; (verb, transitive) to create a design, in an environment (where the designer operates). » : RALPH et WAND 2009, p. 109. Nous renvoyons également à deux ouvrages pouvant éclairer les lecteurs sur les débats qui animent aujourd’hui cette discipline et la polysémie du terme « design » : HUYGHE 2014 ; POTTER (1969) 2011. 5. Cf. COZZOLINO 2017. Pratiques et discours de l’anticipation dans le champ du design 79 Éléments sous droit d’auteur - © Éditions de Boccard Une première enquête, intitulée « Les écritures urbaines de Paris 20306 », m’avait ame- née à explorer les manières dont les écritures urbaines reconfigurent l’espace public en espace d’influence, et plus précisément les liens entre la création en design graphique et l’avenir des ambiances graphiques des villes. Puis l’ethnographie d’un projet de design de mobilier urbain7, en l’occurrence un panneau d’affichage public, m’avait permis d’obser- ver et décrire les pratiques et méthodes utilisées par certains designers pour imaginer des possibles : des situations d’usage, des interactions entre des choses ou des personnes et des outils technologiques, des manières d’habiter, de s’exprimer, de se déplacer ou encore de flâner dans la ville. À partir de cette première expérience de l’univers du design, participer à la création d’un prototype ou assister à une journée d’étude sur le design est devenu mon quotidien. J’ai ensuite étendu mes questionnements en m’intéressant aussi bien aux effets que la création peut avoir sur notre environnement quotidien et sur la construction des rela- tions sociales, qu’aux formes d’engagement avec le futur que certaines pratiques créatives mettent en place. La création en design m’est alors apparue comme un champ de l’acti- vité humaine permettant d’étudier la relation des sociétés au futur, autant que d’autres pratiques de prédiction anciennes – comme les prophéties, l’astrologie, la divination – ou plus modernes – comme les notations financières, les rapports de prévention des risques et de sécurité, ou encore les récits d’experts des think-tank – promouvant le paradigme de l’innovation technologique ou toute autre stratégie qui permette, pour utiliser l’ex- pression d’Ariel Colonomos8, de « raconter le futur aujourd’hui ». Le célèbre designer italien Ettore Sottsass Jr pose déjà dans les années 1970 le problème du positionnement du design face au futur, en mettant en opposition la conception du certain avec celle de l’incertain : « Il y a des situations qui, un jour ou l’autre plus ou moins, arrivent à tout le monde, des situations sur lesquelles aucun contrôle n’est possible [...]. Qu’est-ce que le dessin a à voir avec les destins ? Il vaudrait mieux s’habituer à dessiner l’incertitude plutôt que de présumer du dessin de la certitude 9. » Qu’il s’agisse d’imaginer la ville du futur et d’en dessiner les nouveaux moyens de transport (comme dans le uploads/s3/ pratiques-et-discours-de-lanticipation-d.pdf
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- Publié le Oct 01, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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