Le Tintoret ou Le sentiment panique de la vie Un vertige noir. La-bas, au fond
Le Tintoret ou Le sentiment panique de la vie Un vertige noir. La-bas, au fond de l'église a droite: ce rectangle de détresse, 280 x 160. San Giorgio est vaste. Je lui tourne le dos, il m'aspire a distance, comme un aimant au fond de la nuit. Je voudrais m'évader, je musarde, fais le distrait. En vain. L'reil revient au bord du gouffre, le vertige s'élargit en introspection, c'est au fond de moi-meme que je glisse, tombe a corps perdu et a la fin, au fin fond de cette Mise au tombeau; voila que je respire plus large, comme si l'intuition de l'abime redonnait a l'espace alentour sa diffi.cile splendeur, comme si d'avoir entr'aper u le néant redonnait a la lumiere du jour toute sa véhémence. Métaphores? Bavardages? Exorcisme? Non: tableau clinique. Dire l'accélération du pouls, l'augmentation du tonus musculaire, la rougeur et les vasoconstrictions? 11 fau- drait etre biochimiste et neurophysiologue pour décrire comme il sied les symptómes organiques de cette bru- lure, de ce saisissement, de cet ébranlement qui est le nótre a Venise, ou la chose est attendue, mais aussi a 13 l'improviste, en traitre, a Washington, au Prado, a Londres, a la Pinacotheque de Munich, ou a Vienne. Analogue au léger coup de fievre que peut vous donner dans une foule la subite apparition d'un visage de femme naguere aimée, ou d'un complice, ou d'un ennemi intime, peut-etre d'un bourreau entrevu de biais il y a bien longtemps au fond d'une cave humide. Ce dont j'ai a parler n'est pas du tout convenable. Plus qu'in- convenant, moins que morbide : charbonneux. Un tableau du Tintoret a les mémes propriétés compromettantes qu'un cadrage d'Orson Welles. Fran- <;ois Truffaut : « Si le cinéma muet nous a apporté de grands tempéraments visuels: Murnau, Eisenstein, Dreyer, Hitchcock, le cinéma parlant n'en a amené qu'un seul, un seul cinéaste dont le style soit immédiatement recmmaissable sur trois minutes de film et son nom est Orson Welles. » Si le Cinquecento vénitien pousse vers nous un triomphant cortege de sensualité, avec Gio- vanni Bellini, Giorgione, Titien ou Véronese, le lyrisme de la lumiere n'a produit qu'un seul peintre dont le style soit reconnaissable a cent metres et sur un coup d'reil et son nom est Jacopo Robusti, le petit teinturier de San Cassiano. On sait que le Tintoret est l'inventeur du septieme art. Les freres Lumiere ont recommencé le travail a un point que le premier des cinéastes avait déja dépassé, des 1548. La caméra au ras du sol, la contre-plongée comme procédé dramatique (car l'invention elle-meme du sottinsu revient a Mantegna), l'objectif 8,5 et les 14 grands angulaires, la fuite des plafonds, la lumiere rasante, le désaxement, la profondeur de champ, le plan-séquence, tout cela a surgi de la lagune dans la seconde moitié du xv1e siecle et l'accueil a été plutót froid. L'innovation fit meme scandale aupres de la cri- tique qui lui préféra la pompe statique et bienséante des metteurs en scene de théatre comme Titien et Véro- nese. Je ne suis pas neurologue et ne connais rien aux hormones. Je voudrais seulement ici comprendre l'énigme, lever l'hypnose; m'expliquer l'envoutement que font peser sur moi, depuis l'adolescence, les scin- tillements nocturnes de la Crucifixion, de L'lnvention du corps de saint Marc et du Bapteme du Christ. Dans le mince infini qui sépare une présence d'une représentation, ce furieux extralucide de la niaise opulence d'un Véronese ou de l'épanouissement tout paren de Titien, ses rivaux et voisins, je devine un secret intime et capital, comme le lancinant défi que jettent a la raison un ciel d'orage au crépuscule, le énieme massacre des innocents et ce qui peut bien faire courir ces trébuchantes marion- nettes, les hommes. J'écris ceci pour respirer. Sans trop d'illusions. Un battement de cceur condamne la frivolité des mots, dénonce le creux du commentaire auquel faute de mieux il condamne. C'est une ambition idiote que la mienne, vouloir définir une chose deux fois indéfinissable. Dans son principe, car formes et 15 couleurs sont muettes, comme l'est la sensation physique et en l'occurrence cénesthésique que procure une image immobile et plane, un tableau au fond d'une église obscure et vide. Et dans ce cas particulier, le silence buté des images tire la langue aux concepts car la plas- tique du Tintoret appartient a un genre chez nous mau- dit, marginal et censuré, qu'on a appelé « baroque » au siecle dernier, qu'on pourrait aussi baptiser, avant la lettre, « expressionniste ». La France, qui s'est toujours officiellement exclue de l'Eur pe baroque, répugne a cette gestic-ulation d'ivrognes, tout juste bonne pour les Teutons, ces agités de Latins, les lndiens du Mexique ou d'ailleurs. Quand il faut naturaliser un Italien, c'est sur Raphael que se porte le choix national, des l'age classique et jusqu'aux pompiers inclus, en •passant par Poussin, David et Ingres. Cela s'appelait « beau comme l'antique », <técente castration qui guinde encore, malgré nos dérisions et sauf accident, la pierre, les mots et les gestes de l'Hexagone. Notre romantisme ne fut-il pas, somme toute, un baroque a retardement, un exercice de rattrapage pour bon éleve un peu coincé, Hugo cou- rant, non sans mérite, apres Shakespeare? On con'nait le grand partage des nomenclatures de la Renaissance, entre Florence la platonicienne et Venise l'aristotélicienne, entre le dessin et le colorís, entre les intellectualistes de la beauté que sont les Raphael, les Vinci, les Piero della Francesca, les Botticelli, et, dans l'orbite de la Sérénissime, « la dame de Trébizonde et d'Ispahan », les sensualistes du monde extérieur déja tournés vers l'Orient, ses flous e ses fastes. Les froids 16 / Le Tintoret, Crucijixion. Scuola di San Rocco, Venise. Photo © A et les chauds. Animus et anima. Meme parmi ses freres en sensualité, « le plus terrible cerveau, d'apres Va:sari, qu'aitjamais eu la peinture » róde a l'écart. Ce sauvage cherchait la synthese - « la couleur de Titien et le dessin de Michel-Ange », selon la devise célebre qu'on disait affichée aux murs de son atelier. II trouva la solitude. II eut beau avoir un atelier, des commandes, une famille, une, fille, Marietta, peintre elle aussi, et un fils Dome- nico, qui allait le seconder dans sa vieillesse. Au contraire de Véronese, de Giorgione ou de Titien, les références de Vélasquez, le Tintoret n'a pas fait école. Le Greco mis a part, pas de légataire reconnu. L'école vénitienne a marginalisé d'emblée ce Vénitien de souche comme si la fete a Venise avait voulu refouler la mort a Venise. Non que cette fievre du trait ait disparu avec lui: la lave rejaillira ici et la, mais sans blason, par hasard. Cette tension obsessionnelle n'aura pas d'héritiers, seu- lement des résurgences. Tout Vénitien qu'il est, Carpaccio met ses idées en place, chacune la sienne. II les chiffre, les juxtapose, les recroise; un reil instruit prendra plaisir a déchiffrer ces idéogrammes tranquilles. Une telle peinture est struc- turée comme un langage. A coté, le Tintoret fera désordre. II culbute ses figurines, les fait tourbillonner pele-mele. Peinture-bourrasque, du type atektonisch, a-structurée comme peuvent l'etre un cri, le vent, ou un zigzag de foudre dans le ciel. Ou l'inconscient. La beauté a Venise commence symbolique et finit dyna- mique. Elle s'éveille a elle-meme théocratique et dorée, encore tout empesée de raideur byzantine, engoncée dans la plate solennité des icones, les reliquaires d'or massif, avant de s'élancer, avec !'aventure impériale qui recule les frontieres du monde adriatique, dans les péril- leux clairs-obscurs de la profondeur. La conscience sur la lagune, un peu comme l'Esprit chez Hegel, se leve orientale et se couche a l'Occident, dans le miroitement des eaux et le tremblé des corps. Elle glisse, en l'espace d'un petit siecle, d'une rétrospective hiératique de l'Éternel a une prospective de la fugacité, déja profane sous l'habillage des mythes. Un meme homme eut pu assister, au cours de sa vie, a cette explosive montée en énergie. Carpaccio, né autour de 1465 : palais et ponts, gonfanons et gondoles, processions d'hommes bien d'aplomb sur leurs deux jambes, fa<;:ades de maisons entieres, avec tours, balcons et cheminées, architectures heureuses et pleines, profils de femme bien découpés, calmes chevaux de bois, un saint Georges statufié en cuirasse noire ou. ne manque pas un rivet de guetre, bref, des volumes, des lignes et des signes. Le Tintoret, né en 1518 : vitesses, accélérations, rotations, torsions, fuites ou chutes, énigmatique arabesque de bolides et d'acrobates, bref, de l'énergie a l'état brut. Carpaccio cisele des formes, le Tintoret surprend des forces. In Jraganti. Forme se <lit en grec eidos, idée en fran<;:ais: l'intelligence en nous a partie liée avec cette plastique claire et distincte, avec ces figurations lentes et ryth- mées, stables, équilibrées. Invisibles a l'reil nu, mais sensibles a la peau et aux muscles, les forces s'éprouvent dans les ténebres de l'évidence sensorielle. Comme une mélodie a l'oreille. Cela ne se traduit pas. Pas d'équi- valent-signe de l'image-son. L'reil ne peut qu'écouter 18 dans le recueillement la musique intérieure du monde, assister sans mot dire a la uploads/s3/ regis-debray-sobre-tintoretto-1986.pdf
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- Publié le Mai 04, 2022
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