Le musée virtuel à l’épreuve du terrorisme : Esthétiques du perdu et du substit

Le musée virtuel à l’épreuve du terrorisme : Esthétiques du perdu et du substitut Le « Project Mosul » comme exemple Yosra ZAGHDEN S’il connait aujourd’hui une plénitude incontestable, ceci ne fait pas épargner au musée le risque de sa dé-définition souvent affublée de « démuséalisation ». La prolifération contemporaine des musées est donc aussi, paradoxalement, à comprendre comme une pensée anti-musée qui adosse cette autre doctrine moderne voyant en lui un cimetière et un mausolée de l’art. La prolifération des technologies dites nouvelles marque une ère inédite de notre rapport au musée où le réel s’imbrique au virtuel jusqu’à produire une quasi superposition de ces deux expériences. Ceci n’est pas sans conséquences sur notre rapport à l’espace et au temps muséaux rendus abstraits pour induire à une certaine ubiquité. Les représentations qu’on dispose du musée virtuel sont dans la majorité des cas celles qui font de lui le complément du musée réel. Le musée virtuel n’est donc que l’analogue fictif qui évoque la balade réelle dans l’espace muséal sans pouvoir s’y substituer ; dès lors c’est la sémantique muséologique qui mérite d’être repensée. Mais quand l’expérience virtuelle vient se substituer à la réalité condamnée à la disparition, qu’en est-il de cette sémantique ? Si on considère le musée comme un lieu symbolique, on peut dire que les actes terroristes ayant eu lieu aux musées du monde arabe ne relèvent pas seulement d’une logique du pillage, mais sont aussi un message adressé au monde occidental là où le musée incarne un lieu sacré. La restauration virtuelle de ces musées représente une réponse aux extrémistes. Elle crée ainsi des substituts numériques pour les œuvres détruites. Le « Projet Mossoul », comme étant ébauche d’un musée en ligne visant à restituer des œuvres devenues irrévocables car atteintes par les actes barbares des combattants de l’Etat Islamique, subira dans nos propos une attention particulière. La réflexion dédiée à ce projet sera une tentative de questionnement à propos d’une diffusion virtuelle visant le salut de l’art mais risquant de se mouvoir en une approche assez nocive qui est le terrorisme lui-même. Etant donné que le croisement de l’art avec le numérique est à l’origine de mutations multiples, lesquelles déclenchent de nombreux débats sur la menace de mort du musée physique, les droits d’auteur, les conditions de diffusion, la problématique de l’exposition… la prolifération des institutions muséales virtuelles serait-elle considérée aujourd’hui comme preuve de l’écroulement du musée ? Sauver les œuvres serait-il alors sacrifier le musée ? I- Du musée réel au musée virtuel : Le musée est une notion éminemment moderne qui émane de la philosophie des Lumières voulant répertorier le monde dans une érudite classification encyclopédique. Selon Dominique Poulot « L’image du musée s’impose alors à tous comme emblème de la modernité, car elle satisfait les discours les plus divers : les idéaux de l’atelier, les soucis de l’administration et l’imaginaire de la république des lettres »1. Après la Révolution française, les trésors des églises et des hôtels deviennent des appartenances, des musées et des fonds des bibliothèques publiques. La constitution des musées était donc par des collections particulières des rois et des princes rendues publiques. C’est alors que l’acte de rendre publics des biens particuliers a non seulement donné aux musées leurs raison d’être mais aussi, les a affublés de mausolées et parfois même de cimetières permettant à la mort de saisir le vif en retirant l’art de son contexte originel et en le recontextualisant dans un contexte muséal froid et aseptique qui le dénature. Conçu pour être un aide-mémoire qui maîtrise le temps et le prive de la dispersion, le musée traditionnel est accusé d’être plutôt un « anti-mémoire »2 qui oblitère plus qu’il ne révèle. L’omniprésence des nouvelles technologies dans le champ artistique contemporain est indéniable. Celles-ci s’insèrent dans le processus créatif pour produire des œuvres dites numériques. Il s’agit, pour ces œuvres, de mobiliser les possibilités de l’informatique, en amont de la production. En aval, ces possibilités servent à numériser toute catégorie d’œuvres d’art pour agir sur les processus de leur diffusion et de leur transmission. Selon Milton Santos, Internet « C'est le lieu qui offre au mouvement du monde la possibilité de sa réalisation la plus efficace. Pour devenir espace, le monde dépend des virtualités du lieu »3. La numérisation de l’image lui confère, en effet, une fluidité et une mobilité toutes deux poussées à leur paroxysme. L’image numérisée s’intègre dans les microcircuits de l’ordinateur ou dans le réseau Internet pour être une matrice de valeurs numériques4 qui incarne, selon le vœu 1 POULOT, Dominique. Patrimoine et modernité. Paris : L’Harmattan, 1998, p.13. 2 DAGOGNET, François. Le musée sans fin. Seyssel : Champ Vallon, 1984. 3SANTOS, Milton. La Nature de l'espace : Techniques et temps, raison et émotion. Paris : L'Harmattan, 1997, p. 242. 4 "C'est une image entièrement calculée par ordinateur. Alors que les techniques précédentes, comme la photo, le cinéma ou la télévision consistent à enregistrer la trace lumineuse d'objets préexistants, la synthèse numérique donne à voir des objets, d'apparence réelle ou imaginaires, qui existent seulement sous forme de nombres et qui sont les plus purs produits d'algorithmes.[...] De là un nouvel ordre visuel apparaît, qui n'est d’Edmond Couchot un « phénomène translocal »5 où l’image numérique ne peut ni être localisée, ni exister dans un lieu déterminé bien qu’elle nécessite un lieu pour être visualisée. La médiation technologique est à l’origine de transformations majeures dans les rapports qui s’engagent entre les œuvres et le public6. L’œuvre gît là-bas dans cet univers virtuel de numérisation binaire, dans un espace-temps suspendu, dans les ténèbres de l’oubli et du néant jusqu’à ce qu’intervienne un spectateur. Elle dépend intrinsèquement de son public dont le rôle crucial consiste à la faire exister par un acte extrêmement négligeable de déclic mais énormément significatif en l’emportant du néant vers l’existence, de l’existence en puissance vers l’existence en acte. Pour la philosophie scolastique, le virtuel est ce qui n’existe pas en acte mais en puissance et ce qui se penche à s’actualiser sans pour autant se concrétiser d’une manière effective : dans ce sens existe dans une graine un arbre présent d’une manière virtuelle. Le virtuel s’oppose alors à l’actuel et non pas au réel. En œuvrant au sein de cette doctrine, on pourra déduire que le musée virtuel n’est pas l’opposé du musée réel et que la visite virtuelle ne remplace en rien la visite d’un musée réel mais propose des offres que ce dernier ne possède pas. (Zoom, visualisation en 3D, accès à des œuvres non exposées, ou inexistantes car elles sont prêtées à d’autres musées…, permettre une collaboration de plusieurs musées…). En 2011, Google lance le projet d’un musée virtuel qui contient 32000 œuvres provenant de 151 musées de 40 pays. Les distances entre ces pays, et entre eux et le reste du globe terrestre sont abolies pour que les œuvres concernées puissent circuler sans aucune contrainte d’espace et de temps. L’accès à ces œuvres ne demande ni déplacement ni respect des horaires des musées. On peut tous accéder à ces œuvres de n’importe où et à n’importe quel moment à plus fondé sur la notion de Représentation, mais sur la notion de Simulation." COUCHOT, Edmond. Images. De l'optique au numérique. Paris : Hermès, 1988. p.11. 5 "L'image, prend toujours la forme abstraite, dans la mémoire de l'ordinateur, d'une Matrice, c'est à dire un tableau de nombres composé de colonnes et de rangées. [...] Ces nombres eux mêmes étant physiquement des micro-impulsions électroniques. L'organisation sous forme de matrice mathématique intervient tout au long du processus de synthèse. [...] La notion d'image-matrice ne désigne donc pas seulement l'image affichée sur l'écran, ni la mémoire image dont elle est la traduction complète ou partielle, mais l'ensemble du processus qui la génèrent, une totalité infiniment plus vaste et invisible." ... ''L'original est le contenu numérique, l'information (au sens de la théorie mathématique de l'information) et pas le support (transitoire) dans lequel il peut s'incarner. En parlant d'une image numérique, on peut fixer ses valeurs numériques sur une mémoire plus ou moins permanente, mais elle est vouée à subir un très grand nombre d'opérations qui ne sont en définitive que des déplacements de micro-impulsions électroniques à l'intérieur des circuits de l'ordinateur (et de ses périphériques) et éventuellement dans le réseau auquel celui-ci est connecté. Sans cesse délocalisée / relocalisée, l'image numérique est un phénomène translocal." Ibid, 192-197. 6 « Les techniques informatiques et télématiques sont à l'origine d'un changement radical dans la morphogenèse et la communication des images. Ce changement affecte non seulement les composantes formelles de l'image et la façon dont elle est transmise, conservée ou reproduite, il affecte aussi la perception de l'image et plus généralement la manière dont la pensée figurative travaille. Le phénomène a très largement dépassé le domaine spécialisé du laboratoire ; il intéresse maintenant certains aspects, de plus en plus nombreux, de nos activités professionnelles, de notre vie familiale et personnelle, de nos loisirs. » COUCHOT, Edmond. Image puissance image. Revue d'Esthétique, n°7, juin 1984, p. 123. condition uploads/s3/ yosra-zaghden-6 1 .pdf

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