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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : info@erudit.org Article « Littérature et portrait : retz, Saint-Simon, Chateaubriand, Proust » Henry Amer Études françaises, vol. 3, n° 2, 1967, p. 131-168. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/036264ar DOI: 10.7202/036264ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 19 mai 2015 10:10 LITTÉRATURE ET PORTRAIT RETZ, SAINT-SIMON, CHATEAUBRIAND, PROUST Les ouvrages des mémorialistes ont beau porter le titre commun de Mémoires, ils reflètent immanquablement la personnalité de leur auteur, même si celui-ci n'a rien voulu raconter d'autre que les faits divers d'une existence ou la grande histoire d'une époque. Rien de plus opposé que des mémoires écrits par un guerrier, un politique, un prêtre. Entre les Mémoires d'outre-tombe et les Commentaires de Monluc la différence est énorme. Elle ne tient pas seule- ment à l'existence de chaque auteur, ni à la nature de leur activité vitale, elle découle de la personnalité irréductible de chacun, tant il est vrai qu'écrire c'est toujours traduire et interpréter; c'est aussi trahir une individualité spiri- tuelle formée par les fatalités de la naissance, les hasards de la vie et le pouvoir de la volonté. Il est cependant possible de découvrir au milieu de cette diversité des tendances communes à tous les auteurs de Mémoires. Quand on se plonge dans la lecture toujours passionnante des ouvrages de ce genre, on ne peut manquer d'être frappé par l'abondance des portraits. On dirait que les mémorialistes ne peuvent résister à la tentation de re- tracer par l'écriture le visage physique ou moral des plus célèbres de leurs contemporains, à tel point que les portraits semblent être un élément indispensable du genre littéraire des Mémoires. Cette règle n'est pas une règle arbitraire. Aucun législateur du Parnasse, aucun critique ne l'a pres- crite. Si tous les mémorialistes, consciemment ou non, l'adoptent, c'est que tout mémorialiste obéit implicitement à une philosophie de l'histoire qui fonde et justifie sa ten- tative. Cette philosophie, une phrase fameuse de Pascal, simple boutade en apparence, en a donné la formule défi- nitive : « Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute 132 ÉTUDES FRANÇAISES 111,2 la face de la terre aurait changé. » La pensée de Pascal suggère que l'action des hommes, il s'agit d'une femme ici mais nul doute qu'il faille hardiment élargir la portée du propos, peut changer le cours des événements, imposer sa marque à l'histoire. Elle peut corriger le hasard aussi, car c'est bien un hasard si le nez de Cléopâtre fut long, ou du moins assez long pour séduire de grands capitaines. La pensée de Pascal reconnaît donc à la fois le règne du hasard dans le monde et le pouvoir de l'homme sur le déroulement de l'histoire. Invoquer un sens inéluctable de l'histoire, soit en lui donnant une signification providentielle, comme fait Bossuet, ou une signification beaucoup plus laïque, comme font les marxistes, conduit à réduire à l'extrême l'importance politique de toute activité humaine et par là des Mémoires, qui sont un compte rendu de ces activités. Aucun mémorialiste, surtout s'il s'agit d'un politique ou d'un guerrier, ne peut adopter une philosophie de l'histoire qui frappe de futilité son récit. L'abondance des portraits implique au contraire qu'un mémorialiste croit à la valeur de l'action humaine; pour beaucoup d'entre eux, l'histoire est d'abord un drame, celui du combat de l'homme contre le hasard et les hommes. Un portrait littéraire n'est donc pas un simple ornement, c'est le moyen pour le mémorialiste d'expliquer comment au défi du hasard tel ou tel homme privilégié a riposté et changé ou tenté de changer le cours toujours décevant des choses. Avant d'aborder l'étude de quelques experts du por- trait littéraire, il faut entreprendre de définir ce genre, de composer ce qu'au xixe siècle on appelait une physiologie, terme un peu pédant à cette époque, moins tout de même que celui de phénoménologie si cher à la nôtre. Essayons de définir ce qui distingue le portrait littéraire du portrait tout court. Le portrait non littéraire le plus simple, celui que tous peuvent exécuter, le portrait à la portée de tout le monde, c'est le portrait photographique. Écartons le pho- tographe professionnel, trop proche, en somme, du portrai- tiste pictural, pour nous attacher au photographe amateur. Cet amateur dispose d'un instrument commode, prêt, dans certaines conditions faciles à réunir, à remplir sa tâche LITTÉRATURE ET PORTRAIT 133 essentielle qui est d'isoler un moment du temps, de fixer un instant qu'on se flatte ainsi d'arracher à la durée, à l'écou- lement, au flux incessant des choses. Il satisfait le très vieux rêve de lutter contre la menace permanente de la désagrégation. Le photographe amateur n'est cependant pas hostile au temps. Il serait plutôt complice de la durée, car il pense que certaines minutes sont si privilégiées, cer- tains instants si parfaits qu 'il convient de fixer leur valeur éphémère sans les dénaturer, sans leur faire perdre leur précieuse qualité temporelle. Le photographe amateur est en outre un être sensible. Un sentiment d'affection, d'amour ou d'amitié, le pousse. Il éprouve, en photographiant, le désir de fixer dans un certain décor, dans une certaine toi- lette, dans une certaine minute la femme ou l'enfant aimé. On conçoit très mal que l'amateur puisse photographier un être détesté, conserver sur son bureau une effigie haïssable. On photographie un visage parce qu'on l'aime. Les por- traits photographiques sont des instantanés d'amour. Le portrait plastique, peinture, pastel, dessin, gravure, sculpture même, implique souvent aussi un sentiment ana- logue. Il existe des peintres, des artistes amoureux, respec- tueux ou admirateurs de leur modèle. La passion, la ferveur conduisent fréquemment le pinceau du peintre ou le ciseau du sculpteur. Mais il y a loin de l'appareil photographique à la main frémissante de l'artiste en rupture de ban, libre de satisfaire aux mouvements du cœur, d'user à son gré du raccourci, de la stylisation pour mettre en valeur les traits contemplés avec amour. Le portrait plastique aussi bien est très différent de la photographie sous le rapport du temps. Il ne vise pas à fixer l'éphémère, son but est au contraire d'éliminer l'accidentel et le passager, de laver le visage humain des marques de l'instant. Le portraitiste s'efforce de dégager la valeur intemporelle d'une âme ou d'une apparence humaine, de les soustraire aux variations de la durée. Le portrait plastique est le résultat d'un tra- vail de synthèse, une somme des instants qui modelèrent un visage, le raccourci d'une vie traversée par les succès et les échecs, par les douleurs et par les joies. Certains portraits nous donnent plus que le résumé d'une vie et d'un être, ils 134 ÉTUDES FKANÇAISES 111,2 nous livrent en même temps l'image d'une époque et d'une civilisation. Songeons aux portraits de Louis XIV et de Bossuet par Hyacinthe Kigaud. Avec le monarque et l'évê- que, le peintre a fixé à jamais les traits du grand siècle. Les portraits d'Ingres, les bustes de Voltaire par Houdon, de Hugo par Eodin, son Balzac, voilà de magnifiques exem- ples de portraits plastiques d'où l'anecdote et l'éphémère sont bannis pour laisser place à l'éternel. On n'a pas toujours besoin d'une matérialisation de l'image. Les photographies, les portraits, les bustes peuvent s'effacer ou disparaître, il subsistera quand même d'un être une image qui ne périra qu'avec son dernier témoin. Chacun de nous porte en soi l'image d'êtres qui furent capables un jour d'éveiller notre intérêt ou notre passion. Ce portrait imaginaire, aussi réel que les autres, est fait parfois de la synthèse de plusieurs moments, mais le plus souvent le modèle reste fixé une fois pour toutes dans notre mémoire à l'âge et sous l'apparence qui déclenchèrent l'émotion. Et quand il s'agit d'amour, n'est-ce pas à l'âge le plus gracieux, à l'époque la plus exquise ? Il arrive même que ce portrait imaginaire démente le réel, le corrige ou l'embellisse. Qui de nous n'a entendu la phrase: « Mais il ne la voit, ou, elle ne le voit donc plus ! ». On ne voit plus, non parce qu 'on ne regarde plus, mais parce qu 'entre le réel et le regard se glisse une image qui substitue au visage actuel ingrat ou ridicule le visage délicieux d'autre- fois. L'image immémoriale a triomphé du temps. Le por- trait imaginaire peut aller jusqu'à métamorphoser un vi- sage aimé, phénomène bien connu auquel Stendhal a donné le nom de cristallisation. Cependant, la cristallisation n'est pas forcément à base d'amour. Le portrait imaginaire peut naître et s'entretenir par la haine. C 'est là ce qui uploads/s3/litterature-et-portrait-retz-saint-simon-chateaubriand-proust-pdf 1 .pdf

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