AULU-GELLE LES NUITS ATTIQUES LIVRE VINGTIÈME. 1. Discussion entre le juriscons
AULU-GELLE LES NUITS ATTIQUES LIVRE VINGTIÈME. 1. Discussion entre le jurisconsulte Sextus Cécilius et le philosophe Favorinus sur les lois des Douze tables. Sextus Cécilius était un jurisconsulte très versé dans la connaissance des lois romaines, et dont l'autorité égalait le savoir et l'expérience. Un jour, dans la cour palatine, nous attendions ensemble le moment de saluer César : le philosophe Favorisai l'aborde, et s'entretient avec lui en présence d'un grand nombre d'auditeurs. Ils vinrent à parler des lois décemvirales que les décemvirs, créés à cette fin par le peuple, rédigèrent et firent graver sur douze tables. Dans ces lois, Sextus Cécilius, qui avait étudié celles de tant d'autres villes, louait la justesse exquise et la précision du style. Cela est vrai en général, répondit Favorinus, et je n'ai pas lu ces douze tables avec moins de plaisir que les dix livres de Platon sur les Lois. Cependant on ne saurait se dissimuler que les lois décemvirales ne soient souvent très obscures, barbares quelquefois, ou, par un défaut contraire, trop douces et trop traitables, quelquefois, enfin, embarrassantes dans l'application. - Pour les obscurités, reprit Sextus Cécilius, il faut moins les imputer à ceux qui ont rédigé les lois qu'à ceux qui les lisent sans tes comprendre. Il est vrai qu'il faut pardonner ceux-ci de ne pas les entendre, car le temps a jeté son voile sur la langue et les moeurs de nos pères, et a rendu, par conséquent, l'intelligence de leurs lois très difficile. Les Douze-Tables ont été écrites trois cents ans après la fondation de Rome ; et, depuis cette époque jusqu'à nos jours, il ne s'est guère écoulé moins de sept cents ans. Où trouveras-tu dans ces lois la dureté que tu leur reproches ? Veux-tu parler de la loi qui punit de mort le juge ou l'arbitre, nommé par le magistrat, qui s'est laissé corrompre pour rendre sa décision ? ou de celle qui fait du voleur manifeste l'esclave de celui qu'il a volé ? ou de celle qui donne le droit de tuer le voleur nocturne ? Dis-moi donc, toi qui as tant du goût pour l'étude de la sagesse, si la perfidie du juge, qui, contre toutes les lois divines et humaines, vend à prix d'argent sa conscience ; si l'audace intolérable du voleur manifeste ou la violence insidieuse du voleur nocturne ne te paraissent pas mériter la peine capitale ? - Ne me demande pas mon opinion, répliqua Favorinus ; tu sais que, dans notre école, nous sommes plus habitués à examiner qu'à décider. Je me bornerai à citer un juge dont l'autorité n'est pas à dédaigner, le peuple romain, qui, tout en reconnaissant que ces crimes ne devaient pas rester impunis, a trouvé qu'ils ne méritaient pas de châtiments aussi sévères, et laissé mourir de vieillesse et de désuétude ces lois d'une pénalité outrée. Il a même vu de l'inhumanité dans cette autre loi qui défend de fournir une litière au citoyen appelé devant le magistrat, que l'âge ou la maladie empêche de marcher, et qui ordonne de le placer sur une bête de somme pour le porter da sa maison dans le comitium, devant le préteur, comme un mort qu'on porte au bûcher. Pourquoi donc un homme malade, incapable de se défendre lui-même, est-il apporté devant le magistrat, au gré de son adversaire, attaché à une bête de somme ? J'ai dit que certaines dispositions péchaient par un excès de douceur : par exemple, la peine édictée contre l'injure ne vous paraît-elle pas beaucoup trop faible? «Si quelqu'un fait une injure à un autre, dit la loi, la peine sera de vingt- cinq as.» Il faudrait être bien pauvre pour se refuser à ce prix le plaisir de l'injure. Aussi votre Q. Labéon lui-même n'approuvait pas cette loi ; et il raconte à ce sujet dans son commentaire sur les Douze-Tables, l'histoire d'un certain Lucius Véranus, homme d'une rare méchanceté, et aussi cruel que lâche. Son plaisir était de souffleter les hommes libres qu'il rencontrait. Un esclave le suivait, une bourse pleine d'as à la main ; et à mesure que le maître avait souffleté quelqu'un, l'esclave comptait au passant les vingt-cinq as alloués par la loi des Douze-Tables. Un semblable abus fit juger aux préteurs qu'il fallait laisser cette loi de côté, et les détermina à nommer des récupérateurs pour l'appréciation des injures. Enfin j'ai dit que quelquefois la loi était inapplicable. Je citerai celle du talion, qui est ainsi conçue, si j'ai bonne mémoire : « Si l'on a brisé un membre, et qu'il n'y ait pas eu transaction avec le blessé, il y aura talion. » Sans relever l'atrocité de la vengeance, je demande comment on pourra exécuter la loi à la lettre. Je suppose que celui dont le membre a été brisé veuille user de représailles, comment s'y prendra-t-il pour mettre on équilibre l'offense et la peine ? Première difficulté insoluble mais que sera-ce, si la fracture a été faite involontairement ? Il faudra, pour qu'il y ait talion, rendre un mal involontaire pour un mal involontaire : car enfin, un coup fortuit et un coup prémédité ne sont pas talion. Mais, comment, pour se venger d'un acte involontaire, reproduire la même acte sans intervention de la volonté ? Et quand l'offenseur aurait agi volontairement, il ne permettra pas à l'offensé de lui faire une blessure plus large ou plus profonde ; or, de poids et de mesure pour régler cela, je n'en vois pas. Ce n'est pas tout : si la blessure rendue excède ou varie, le ridicule se mêlera à l'atroce ; car le talion naîtra du talion, et cela indéfiniment. Quant à cette loi qui permet de couper et de se départir le corps du débiteur qui leur a été adjugé en commun par le magistrat, je m'abstiens d'en parler. Que peut-on voir de plus barbare, de plus révoltant, que l'action de se partager les lambeaux du corps d'un débiteur pauvre, comme on divise aujourd'hui les biens pour les vendre en détail ? Ici Sextus Cécillus, embrassant Favorinus de ses deux bras : Non, lui dit-il, je ne me souviens pas d'avoir vu un homme qui connût mieux que toi non seulement la Grèce, mais Rome même. Quel philosophe a jamais approfondi les lois de son école, comme toi nos lois décemvirales ? Mais interromps un instant, je te prie, le cours de tes argumentations académiques ; réprime ce goût qui vous porte à attaquer et à défendre tout ce qu'il vous plaît, et examine plus mûrement la nature de ce que tu as censuré. Et d'abord, garde-toi de mépriser ces lois du vieux âge, sur ce qu'elles sont pour la plupart tombées en désuétude. Tu n'ignores pas que, pour être efficaces, les lois doivent changer et se modifier selon les mœurs du temps, la forme du gouvernement, les intérêts du moment, et le genre ou le degré du mal à guérir. Elles ne sont donc pas immuables ; elles sont, comme le ciel et la mer, sujettes à des variations et à des vicissitudes. Quoi de plus sage que la loi de Stolon sur le nombre d'arpents qu'on pourrait posséder ? Quoi de plus utile que le plébiscite de Voconius, qui restreignait le droit de succession des femmes ? Quoi du plus nécessaire pour la répression du luxe que les lois Licinia et Fannia, et tant d'autres lois somptuaires ? Et cependant elles ont toutes disparu sous les flots, pour ainsi dire, de l'opulence romaine. Mais comment as-tu pu taxer d'inhumanité la loi, à mon avis, la plus humaine de toutes, celle qui ordonne de fournir un jumentum au malade ou au vieillard, appelé devant le magistrat ? Voici le texte de la loi : « S'il y a appel devant le magistrat ; si la maladie ou l'âge empêche le défendeur, le demandeur offrira un jumentum ; si le défendeur refuse, il ne lui sera pas fourni de litiére. » Tu penses peut-être qu'il s'agit ici d'une maladie grave avec fièvre et frisson, et que jumentum signifie une bête de somme, et tu trouves, par conséquent, qu'il y a peu d'humanité à arracher un malade de son lit, pour le jeter sur le dos d'une bête de somme et le transporter ainsi devant le magistrat ? Il n'en est rien, mon cher Favorinus; rien n'indique que la maladie dont parle la loi soit autre chose qu'une simple indisposition, sans fièvre, sans danger de mort. Ce qui le prouve, c'est que, dans un autre endroit, pour désigner une maladie grave, dangereuse, les rédacteurs de ces lois ne disent pas maladie tout court, mais maladie malfaisante, morbus nosonticus. Jumentum n'avait pas, non plus, le sens restreint qu'il a aujourd'hui : il signifiait un chariot traîné par des bêtes attelées ; car nos pères ont formé jumentum de jungere, joindre. Arcera désignait un chariot couvert et fermé de tous côtés, une sorte de grand coffre jonché de draps, où l'on se faisait porter tout couché, lors qu'on était ou très malade ou très vieux. Y uploads/S4/ aulu-gelle-nuits-attiques-20.pdf
Documents similaires










-
23
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Nov 18, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
- Taille du fichier 0.2621MB