LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT ET LA HIÉRARCHIE DES NORMES Pierre Brunet Profe

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT ET LA HIÉRARCHIE DES NORMES Pierre Brunet Professeur à l’Université de Paris X-Nanterre Centre de « Théorie et Analyse des Normes » UMR CNRS 7074 Paru dans L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Études coord. Par D. de Béchillon, Pierre Brunet, V. Champeil-Desplats et E. Millard, Paris, Economica, 2006, p. 207-221. La tranquillité de l’âme a deux ennemis : l’inaptitude à rien changer et l’inaptitude à rien supporter Sénèque (trad. Paul Veyne) « À quoi peut bien servir la théorie du droit ? » Quel juriste se piquant de théorie ne s’est jamais vu poser une telle question comme si elle appelait une réponse argumentée susceptible d’ouvrir une discussion entre deux universitaires ravis de perdre un peu de temps. Mais très vite, l’interrogé se rend compte que la question faussement ingénue masque en réalité le début d’un réquisitoire : on lui demande de prouver que la théorie du droit sert à quelque chose avec la forte présomption qu’elle ne sert à rien. Et pourtant ! Combien de questions pourraient non pas être résolues mais tout simplement dissoutes si l’on prenait quelque peu en considération certains enseignements que procure la théorie du droit. On voudrait ici tenter, modestement, de déplacer un peu la perspective sur laquelle s’épuisent les juristes dès lors qu’il est question des principes généraux du droit. Que le lecteur toutefois se rassure : on ne l’ennuiera pas avec une démonstration académique sur le « pouvoir normatif des juges » et ce, parce qu’en réalité ce pouvoir est, à un degré ou à un autre, implicitement sinon explicitement admis par tous ceux qui ont à traiter des principes généraux du droit. Mais une autre question suscite bien des désaccords : comment situer les principes dans la hiérarchie des normes ? La question a-t-elle seulement un sens ? On pourrait de prime abord en douter tant elle est rarement posée en théorie du droit. Paradoxalement, elle revient régulièrement dans la doctrine laquelle a produit plusieurs théories sur la question. Bizarrement enfin, cette question ne se pose dans le système juridique français que pour les principes dit généraux mais non pour les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République 1. On dispose ici d’une explication très pratique : ces derniers sont, dans l’ordre juridique français, nécessairement situés au rang constitutionnel parce que la catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République est elle-même une création de la Constitution de 1958 via le Préambule de 1946. Fort bien. Mais il demeure que si ces principes sont « reconnus » par des lois, on pourrait leur attribuer une valeur législative. On s’aperçoit ainsi qu’il n’y a là rien d’évident et on mesure combien l’explication rapportée – et largement partagée – traduit un ensemble de présupposés qu’il convient d’expliciter. Parmi eux, il en est un qui pèse plus lourd que d’autres : le droit ne saurait être réduit à un ensemble de normes arbitraires que les 1 Sur ce point, il faut évidemment mentionner l’ouvrage de Véronique Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Principes constitutionnels et justification dans les discours juridiques, Economica-PUAM, 2001. Paru ds L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Paris, Economica, 2006, p. 207-221. 2 hommes se donnent ; s’ils se les donnent, c’est qu’elles correspondent à quelque chose qui se trouve au-delà de leur seule volonté, éventuellement capricieuse quand bien même elle serait générale, et dont la loi serait l’expression. Contrairement aux apparences, le formalisme n’est donc pour rien dans cette explication : il est mis au service d’un irréductible rationalisme fort rassurant, que l’on peut comprendre sans approuver. C’est ce même rationalisme qui explique les dilemmes que rencontre la doctrine lorsqu’elle s’interroge sur la place des principes généraux du droit dans l’ordre juridique : si ces principes ont une valeur législative, cela signifie que le juge pourrait s’emparer du pouvoir législatif ; s’ils se situent au-dessus de la loi, cela signifie que le juge ordinaire pourrait contrôler cette dernière ; et s’ils se situent sous la loi, comment expliquer qu’ils puissent s’imposer à l’Administration ou aux sujets de droit ? À chaque fois, bien sûr, surgit l’arrière-plan politique d’une question en apparence toute juridique car s’interroger sur la place des principes généraux dans l’ordre juridique revient à s’interroger sur la place des juges en démocratie. Or, comme on va le voir, aussi diverses soient-elles, les thèses doctrinales relatives à la place des principes généraux cherchent toutes à concilier le pouvoir créateur des juges avec le principe démocratique selon lequel les juges ne font pas la loi. Afin de gagner en clarté, on examinera les thèses les unes après les autres avant de proposer une autre façon de poser le problème. 1. Les principes ont une valeur infra-législative et supra-décrétale Cette thèse fut défendue avec brio par René Chapus 2 et est aujourd’hui très largement répandue. 1.1. Présentation Selon cette thèse, les principes n’ont d’autre valeur que celle que le juge peut leur donner. Dire cela ne revient pas à affirmer que le juge attribue lui-même telle ou telle valeur à un principe mais, au contraire, cela signifie que le juge ne peut pas donner aux principes une autre place que celle qu’il occupe lui-même dans la hiérarchie des organes : « Le niveau auquel se situe la valeur juridique des principes généraux du droit ne peut résulter que du rang de leur source formelle. En droit français, il est de principe que la valeur d’une norme juridique est en relation avec le rang de l’organe qui l’édicte (la hiérarchie des normes d’origine commune se déterminant d’après les formes et procédures d’édiction) » 3. Il reste donc à déterminer à quel rang le juge est situé dans la hiérarchie des sources formelles du droit. Pour ce faire, « il n’est d’autre méthode que de rechercher auxquelles des normes soumises à son jugement il est supérieur, et auxquelles de ces normes il est inférieur » 4. Faut-il pour autant se situer sur les deux plans de l’activité du juge administratif, à savoir, celui de l’interprétation et celui de l’appréciation de la validité des normes ? Non, répond-on car dans le contentieux de l’interprétation des actes « le juge est de plain-pied avec toute norme qu’il interprète » et cela parce que « interpréter » c’est, nous dit-on, rien d’autre que « définir et faire connaître ce qu’est le contenu d’une norme édictée par une autre autorité ». 2 Dans deux articles qui comptent aujourd’hui parmi les classiques du droit administratif : R. Chapus, « De la soumission au droit des règlements autonomes », Dalloz, 1960, chr.119 ; et « De la valeur juridique des principes généraux du droit et des autres règles jurisprudentielles », Dalloz, 1966, chr.99, désormais repris dans L’administration et son juge, PUF, 1999, p. 93 s. et p. 112 s. Les citations renvoient à cette édition. V. aussi Droit administratif général, Paris, Montchrestien, t. 1, 11e éd., n°106. 3 R. Chapus, « De la soumission au droit des règlements autonomes », cit., p. 105. 4 Ibid., p. 106 pour toutes les citations. Paru ds L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Paris, Economica, 2006, p. 207-221. 3 Autrement dit, « le juge explicite ce qu’a voulu l’auteur de la norme et c’est ce dernier qui s’exprime par la voix du juge » 5. L’interprétation est donc une explicitation du sens objectif de la loi, de sorte que « l’interprétation se confond avec la norme interprétée : elle représente le contenu même de l’acte en cause. De ce fait, elle s’imposera avec la valeur qui est celle de la norme à laquelle elle s’applique et dont elle ne se détache pas ». D’où une conclusion : il est impossible de déterminer le rang du juge si l’on s’en tient au niveau des normes qu’il peut interpréter. Ce serait même à la réflexion inutile : dès l’instant que l’on a admis que l’interprétation n’est pas un acte de volonté mais de connaissance, le produit de cet acte n’est pas une norme imputable au juge mais à l’auteur de la norme-objet de l’interprétation. En revanche, les choses changent du tout au tout quand on se place sur le plan de « l’appréciation de la validité des normes juridiques » car là « des rapports de supériorité et d’infériorité se manifestent » puisque le juge peut invalider certaines normes, lesquelles sont elles-mêmes inférieures à d’autres dont le juge ne peut ou ne doit pas examiner la validité. Dès lors, on s’aperçoit que, dans le cadre du contrôle de la légalité des actes administratifs, le juge n’est plus un « traducteur » mais un « serviteur des lois » et un « censeur des décrets ». Dans ces conditions, sa place se situe « entre celle de l’organe législatif et celle de l’autorité administrative ». Les principes généraux du droit du juge administratif sont donc dotés d’une valeur infra-législative et supra-décrétale : « L’œuvre du juge administratif, en tant qu’il s’exprime uploads/S4/ brunet-2006-pgd-hdn-mel-troper.pdf

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  • Publié le Jan 03, 2023
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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