Couderc, Christophe - Entre point d’honneur et droit positif : Luis Pérez el ga

Couderc, Christophe - Entre point d’honneur et droit positif : Luis Pérez el gallego de Calderón de la Barca Une recherche même rapide dans les bases de données disponibles pour le théâtre espagnol du Siècle d’Or (Corde1, Teso2, Calderón Digital3, …) fait émerger la comedia de Calderón, Luis Pérez el gallego, comme l’une des pièces qui utilisent le plus le lexique du droit. Comme l’a remarqué Catalina Buezo, « los "pasos" de escondidos y tapadas no sobresalen en esta obra (sí algunos de cuchilladas), sino las cuestiones de tipo judicial »4, et ces questions justifient la présence de quelques mots clefs caractéristiques de l’univers judiciaire et des réalités juridiques : pleito et proceso, parte, pena ou castigo, justicia et ses dérivés, alcalde, juez, letrado, escribano, pesquisidor, alguacil, et quelques autres encore comme horca, potro, ou cadalso. Comme une coquetterie, peut-être, de la part de l’auteur, à moins que cela ne relève de la construction d’un horizon d’attente, on remarquera d’ailleurs dès la première scène l’emploi de termes juridiques par le criado gracioso qui, alors que son maître vient de le chasser, utilise le verbe apelar et le substantif definitiva (abréviation de sentencia definitiva) : « Yo lo oigo, y yo lo creo, / y de la definitiva / no apelo, que la consiento… »5. Si, dans cette réplique du valet comique, le recours au vocabulaire du droit est gratuit, ou ornemental, sur le plan dramatique, la suite de l’intrigue illustre bien la question de l’inclusion du droit dans la fiction littéraire, dès lors que le héros de la pièce, poussé à la transgression des lois par les circonstances, devient de ce fait un ennemi public poursuivi par la justice, à laquelle il échappe à plusieurs reprises. Faut-il expliquer le caractère excessif, les outrances de cette pièce par la jeunesse de Calderón quand il la compose, à la fin des années 16206 – un jeune Calderón qui a cependant déjà à son actif des pièces de la qualité de La gran Cenobia, La cisma de Inglaterra ou encore Hombre pobre todo es trazas – ? Son héros impétueux, « hombre colérico » comme le qualifie sa sœur dans les premiers moments de la pièce (il y a trois occurrences de l’adjectif, p. 443c), est jugé plutôt durement par la critique, qui considère étrange la pièce dans son ensemble et bizarre son personnage principal, anarchiste, héros malgré lui et cow-boy avant la lettre7. Cette réception en demi-teinte tient généralement du jugement de goût et trouve ses premiers fondements, comme souvent, au XVIIIe siècle. Car il se trouve que l’histoire de Luis Pérez a été considérablement diffusée, en Espagne et en Europe, bien après la première représentation de la pièce de Calderón, grâce notamment à cinq Relaciones qui au début du XVIIIe siècle transforment le Galicien en héros légendaire, ainsi qu’à plusieurs traductions qui lui assurent une diffusion européenne (notamment en France dès le début du XIXe siècle)8. Cette même popularité rendait l’affaire suspecte aux yeux des ilustrados du siècle des Lumières9, doctes tenants du néo-classicisme pour qui cette pièce (qu’on la considère comedia ou drama) est affectée de quelques tares rédhibitoires10, comme, sur le plan formel, sa terrible irrégularité11, l’intrigue se développant comme une succession de déplacements, supposant donc une plurilocalité de l’action12. Tel un road movie aujourd’hui, Luis Pérez el gallego nous mène à la suite de son héros de Galice au Portugal, puis en Andalousie avant un retour en Galice, et la stabilité propre au dénouement est si peu consistante que les derniers vers promettent une suite des aventures du héros – une suite que Calderón n’a semble-t-il jamais écrite, mais qui a suggéré à Anero Puente de le faire, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle… –. Mais Luis Pérez el gallego est aussi excessivement baroque du fait de la présence d’un code de conduite sur lequel, sans même s’en expliquer, le héros de la pièce fonde toutes ses décisions, marquées par l’impétuosité et l’impulsivité13. La signification idéologique des actions d’un modeste gentilhomme refusant la soumission à l’autorité déplaisait certainement aux néo-classiques, qui tendaient à voir comme un archaïsme qu’on préférât l’ethos nobiliaire et individualiste à l’organisation moderne d’un vivre-ensemble policé. Toute l’action repose en effet, au-delà du cas individuel de Luis Pérez, sur une opposition entre deux forces actancielles principales que sont l’obligation d’honneur, comme éthique de l’homme libre qu’est le Galicien, et les lois sociales, représentées par un anonyme juge. Ce conflit de lois donne même lieu à des variantes, comme lorsque l’amiral de Portugal se trouve face à un dilemme : (Ap. Aquí me llama mi honor, y allí mi sangre me llama. Pero partamos la duda.) Don Alonso, mi palabra es ley que se escribe en bronce : dila, y no puedo negarla ; mas mi venganza también es ley que en mármol se graba. (p. 448b) 2L’opposition, certes, est topique, entre l’obligation à la vengeance et l’obligation de la parole donnée, mais l’amiral la formule expressément par référence à une double loi. L’idée du conflit des lois et des droits constitue ainsi un ressort particulièrement présent dans l’intrigue de Luis Pérez el gallego et explique que la thématique judiciaire soit très présente dans cette comedia.  14 Luis Pérez, après avoir écouté le récit de son ami, confirme cette relation spéculaire et quasi gém (...) 3Au début de la pièce, Luis Pérez prend la défense de Manuel Méndez, qui s’est enfui avec sa fiancée, doña Juana de Meneses, après l’avoir enlevée le jour où elle devait se marier avec un autre homme, qu’il a tué ; le couple demande asile à Luis Pérez, qui se trouve alors chez lui, à Salvatierra, dans sa « quinta » (appelée également « casa de placer »). Immédiatement après, il doit aussi prendre le parti de son ami don Alonso de Tordoya, qui a tué en duel (« cara a cara » dira le texte plus loin), don Diego de Alvarado, un seigneur puissant. Il s’agit en quelque sorte du redoublement du même motif, avec la variante que constitue cette fois la résistance à l’autorité, puisque, poursuivi par la justice – la justicia est ici comme souvent une synecdoque pour désigner les forces de l’ordre, justice et police confondues –, don Alonso peut prendre la fuite, grâce à Luis Pérez qui barre la route du corregidor et de ses sbires les alguaciles pour essayer de gagner du temps. Ayant blessé celui-là et tué l’un de ceux-ci, Luis Pérez n’a à son tour d’autre choix que la fuite : la localisation géographique de l’intrigue en Galice est alors exploitée, puisque la frontière avec le Portugal étant toute proche, le personnage se jette dans la rivière (qui sépare l’Espagne du Portugal) pour la traverser à la nage, portant don Alonso sur son dos. Il laisse en partant sous la protection de son ami portugais, Manuel Méndez, sa propre sœur, Isabel. Au second acte, Manuel retrouve par hasard Luis Pérez et lui raconte comment, assumant en quelque sorte le rôle d’un frère de substitution14, il a chassé à la pointe de l’épée l’audacieux Juan Bautista, qui s’était introduit nuitamment dans la maison ; ou, plus précisément, comment il l’a mis en fuite et a tué l’un des deux hommes qui l’accompagnaient. Juan Bautista – qui veut de la sorte écarter le frère pour mieux abuser de la sœur, laquelle dédaigne ses avances – accusera ensuite Luis Pérez de ce second homicide, explicitant sa stratégie dans un aparté :  15 Comme dans d’autres moments du texte, dicho a ici un sens technique recueilli par le Diccionario de (...) (Ap. Si le condenan a muerte, como merece el delito, seguro estoy que no vuelva a Salvatierra; que el dicho15 basta para destruirle, y este es el intento mío.) (p. 451c)  16 La proximité chronologique de Luis Pérez et de La Vida es sueño est rappelée par C. BUEZO, art. cit (...) 4À partir de ce moment, la thématique judiciaire de la pièce est étroitement en rapport avec la fausse accusation, qui fait de Luis Pérez un héros persécuté (et poursuivi, suivant les deux sens du verbe perseguir en espagnol), éveillant donc facilement la sympathie, la compassion et l’indignation du spectateur. De ce fait, on pourrait dire qu’il s’agit davantage d’une pièce sur l’injustice que sur la justice. Aussi, quand Luis Pérez se demande quelle est la faute qu’il a commise (« ¿qué delito cometí? », p. 454b), serait-on tenté de dire qu’il est un héros très caldéronien, comme Segismundo qui pose la même question au début de La vida es sueño, à ceci près qu’il faudrait préciser que le délit est ici bien concret : il y a plainte au pénal, davantage que plainte métaphysique16. Il n’en demeure pas moins qu’au cours du premier acte c’est principalement sous l’angle moral qu’est appréciée la situation du héros, chez qui se trouvent mêlées la culpabilité et l’innocence (lointain souvenir de la définition aristotélicienne du héros tragique ?). Il se trouve d’ailleurs que l’accusation mensongère est le fait d’un individu dépourvu d’honneur, stigmatisé idéologiquement uploads/S4/ couderc-christophe-entre-point-d-x27-honneur-et-droit-positif.pdf

  • 51
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Fev 02, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.1813MB