155 François Chénedé De l’autonomie de la volonté à la justice commutative DU M
155 François Chénedé De l’autonomie de la volonté à la justice commutative DU MYTHE À LA RÉALITÉ 1 . S’interroger sur la destinée et la valeur de l’autonomie de la volonté est une démarche qui peut paraître classique pour un civiliste. Question préalable à l’étude du droit des contrats, elle semble constituer un passage quasi-obligé de l’introduction à la matière. Pour saisir le sens exact de cette interrogation, il n’est cependant pas inutile de rappeler ce que représente, d’un point de vue épistémologique, l’autonomie de la volonté pour les juristes. Il s’agit de ce qu’il est désormais convenu d’appeler une « théorie »1, c’est-à-dire une construction de l’esprit, apte à traduire ou synthétiser, en quelques règles et principes, le contenu et peut-être surtout l’esprit de la matière2. Il reste que comme toute construction doctrinale, la théorie de l’autonomie de la volonté peut être appréhendée de deux façons bien distinctes. Elle peut être perçue comme une théorie purement descrip- tive ayant pour seule ambition de rendre compte, le plus exactement possible, de la réalité observée. Mais elle peut également être comprise comme une théorie pres- criptive visant, cette fois-ci, à promouvoir un certain droit des contrats, à militer pour certaines règles contractuelles. La théorie de l’autonomie de la volonté se mue alors, en quelque sorte, en doctrine de l’autonomie de la volonté. La question de sa destinée semble ainsi se dédoubler. Privilégiant son versant descriptif, il s’agit de vérifer si l’autonomie de la volonté rend encore compte du droit positif. Adoptant le point de vue prescriptif, il s’agit plutôt d’observer si cette théorie est toujours défendue en doctrine. Deux questions relativement simples. Un plan en 1. On pourrait tout aussi bien employer le terme de philosophie du droit des contrats (v. d’ailleurs, Jean Carbonnier, Droit civil, t. 4 - Les Obligations, Paris, PUF, 22e éd., 2000, n°16), mais, ici comme ailleurs, la doctrine semble aujourd’hui privilégier l’expression, jugée plus « scientifque », de théorie du droit des contrats. 2. Sur le concept de théorie générale du contrat, v. surtout Éric Savaux, La théorie générale du contrat, mythe ou réalité ?, Paris, LGDJ, 1997, selon lequel la doctrine aurait tendance à assimiler la théorie générale des contrats (le construit, l’interprétation doctrinale) et le droit commun des contrats (le donné, le droit positif), en faisant comme si la première n’était que la traduction, neutre et objective, du second, et non l’expression de déterminations personnelles ou subjectives. 156 Annuaire de l’Institut Michel Villey - Volume 4 - 2012 deux parties. Le programme pourrait sembler établi. Et pourtant, il n’en est rien. D’abord, parce que nous nous sommes permis la fantaisie (peut-être encouragé ou désinhibé par l’atmosphère plus philosophique que juridique de l’Institut Villey…) de ne pas couler cette intervention dans un plan deux parties. Ensuite, et surtout, car avant même de se demander si l’autonomie de la volonté est encore aujourd’hui respectée en droit positif ou défendue en doctrine, encore faut-il se convaincre qu’elle l’a déjà été par le passé. Une telle interrogation pourra peut-être paraître saugrenue à certains. Elle ne l’est pourtant nullement. Pour le comprendre, il suft de se rappeler que la théorie de l’autonomie de la volonté a été élaborée… par ses adversaires ! Or, ici comme ailleurs, le passé éclaire l’avenir : l’origine de la théorie explique, pour une large part, son devenir. 2. À l’échelle de l’histoire du droit privé, l’apparition de l’autonomie de la volonté dans le discours des juristes est récente, très récente même. Dans son ouvrage sur la naissance et l’évolution du concept, Véronique Ranouil observe que l’expression n’apparaît dans les écrits juridiques qu’à la toute fn du XIXe siècle3. D’abord employée par les internationalistes, pour exprimer la thèse selon laquelle la loi applicable au contrat serait celle choisie par les parties4, elle fut ensuite utilisée par les civilistes pour évoquer le principe du libre jeu des volontés dans les conventions privées5. Fin XIXe, on l’aura compris, l’apparition de l’autonomie de la volonté est concomitante de ce qu’il est convenu de présenter comme le tournant du droit civil français : ce moment « dix-neuf-cents » qui aurait vu le passage d’une école juridique classique à une école juridique nouvelle6. Quant à la méthode, l’époque aurait été marquée par le déclin d’une École de l’Exégèse, servile et stérile, au proft d’une École de la Science libre, attentive, au-delà de la lettre du Code, aux réalités et sciences sociales nouvelles. Mise en avant par François Gény et Raymond Saleilles, la thèse de la révolution méthodo- logique a été efcacement entretenue dans la première moitié du XXe siècle par les écrits de Julien Bonnecase7 et d’Eugène Gaudemet8 sur la pensée juridique 3. Véronique Ranouil, L’autonomie de la volonté : naissance et évolution d’un concept, préf. J.-P. Lévy, Paris, PUF, 1980. 4. Ibid., p. 41 et s. 5. Ibid., p. 84 et s. 6. Christophe Jamin, « Dix-neuf-cent : crise et renouveau dans la culture juridique », in : Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, Quadrige, 2003. 7. Julien Bonnecase, La pensée juridique fançaise de 1804 à l’heure présente, Bordeaux, éd. Delmas, 1933. 8. Eugène Gaudemet, L’interprétation du Code civil en France depuis 1804, prés. Christophe Jamin et Philippe Jestaz, Paris, éd. La Mémoire du Droit, 2002. 157 II r De l’autonomie de la volonté à la justice commutative - F. Chénedé française. On en est revenu depuis. De nombreuses études ont dénoncé son carac- tère systématique et même mensonger9. Si l’on excepte les quelques commentaires dénués de toute hauteur de vue, car fruits d’auteurs moins talentueux, la lecture des grands traités du XIXe siècle convainc sans difculté de l’incontestable ouver- ture d’esprit des jurisconsultes de l’époque : Toullier, Demolombe et Troplong, pour ne citer qu’eux, ne manquaient jamais une occasion d’en appeler à l’esprit des textes, au sentiment de justice, au droit naturel, à l’équité, à l’histoire, et même, déjà, au droit comparé10. À tel point qu’il ne paraît pas excessif d’afrmer, à la suite de Christophe Jamin, que les tenants de l’École nouvelle n’ont fait que « conceptualiser » ce que les premiers commentateurs du Code civil « prati- quaient avec naturel »11. Davantage que la méthode, c’est la réalité à laquelle les juristes étaient confrontés qui avait évolué depuis l’adoption du Code civil. Il est en efet indé- niable, pour revenir à notre sujet, que la réalité contractuelle de 1900 n’était plus celle de 1804. Produits de l’industrialisation croissante du XIXe siècle, on vit apparaître, à côté des classiques contrats de gré à gré, négociés par des parties aux forces équivalentes, des contrats dits d’adhésion, c’est-à-dire des conventions dont le contenu est édicté de manière unilatérale par une partie en position de force. Parmi ces contrats de masse, citons le contrat de transport (ferroviaire et maritime), le contrat d’assurance, le contrat de fourniture d’électricité et de gaz, mais également, bien sûr, le contrat de travail, autour duquel se noua la « question sociale » qui opposa libéraux et socialistes lato sensu. C’est dans ce contexte, à l’occasion de cette bataille, qu’apparaît le concept d’autonomie de la volonté dans la doctrine juridique. 9. Philippe Rémy, « Éloge de l’exégèse », Droits, 1985, p. 115 et s. ; Christian Atias, « La controverse et l’enseignement du droit », Annales des Facultés de droit 1985/2, p. 107 et s. ; Dominique Bureau, « Les regards doctrinaux sur le Code civil », in : 1804-2004, Le Code civil, un passé, un présent, un avenir, Paris, Dalloz, 2004, p. 171 et s., spéc. n°17 et s. 10. Si l’on ne peut nier que ces auteurs aient consacré l’essentiel de leur talent et de leur force à commenter les articles du Code civil de 1804, on peut considérer, comme le relève très justement Christophe Jamin, que « c’est non pas par “fétichisme légal” mais par nécessité – l’ordre positif n’étant plus constitué que par la loi – que les juristes de l’époque frent du code civil leur principal sujet d’étude ». Christophe Jamin, « Relire Labbé et ses lecteurs », APD, 1992, p. 256. 11. Ibid., p. 260. 158 Annuaire de l’Institut Michel Villey - Volume 4 - 2012 3. Si l’expression était déjà apparue sous la plume de quelques civilistes de renom, comme François Gény12 et René Demogue13, c’est assurément la thèse publiée en 1912 par Emmanuel Gounot, Le principe d’autonomie de la volonté, qui lui assura la postérité14. Davantage que le titre, c’est pourtant le sous-titre de son étude qui aurait dû retenir l’attention : Contribution à l’étude critique de l’individualisme juridique. On l’aura compris, l’ambition de Gounot n’était pas d’assurer la promotion de l’autonomie de la volonté, mais, au contraire, de réaliser une critique systématique de cette « doctrine individualiste classique des volontés individuelles »15. Comme l’écrit très justement Véronique Ranouil : « C’est pour 12. Dès la première édition de Méthode d’interprétation et sources, c’est-à-dire en 1899, l’auteur consacra quelques pages au principe de l’autonomie de la volonté : François Gény, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, t. II, Paris, uploads/S4/ de-l-x27-autonomie-de-la-volonte-a-la-justice-commutative-du-mithe-a-la-realite-chenede.pdf
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- Publié le Aoû 14, 2022
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