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257 Meritum – Belo Horizonte – v. 5 – n. 2 – p. 257-288 – jul./dez. 2010 6 Le sexe et le Droit: de la logique binaire des genres et la matrice hétérosexuelle de la loi Daniel Borrillo* L’ingéniosité déployée pour uniformiser les aptitudes d’individus possédant des dons différents permet d’accroître considérablement le nombre des individus extérieurement comparables dans leur fonctionnement social, mais tend à proscrire les différences subjectives qui pourraient, elles aussi, contribuer à enrichir la civilisation. Margaret Mead Resume: La logique binaire des sexes, bien qu’absente de manière explicite, apparaît comme un soubassement du système juridique en matière des droits des personnes et de droit de la famille. Dès la naissance, l’individu est inscrit dans la «classe» féminine ou masculine, condition qui déterminera le reste de sa vie juridique. Les cas des intersexuels et des transsexuels * Professeur de droit privé à l’Université de Paris Ouest et chercheur associé au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). Il anime un séminaire doctoral sur le droit des sexualités dans le Master de Droit de l’Homme et Libertés Publiques. Il est auteur de la discipline et a publié en 2009 “Le droit des sexualités” dans la prestigieuse collection “Les voies du droit” des presses universitaires de France. Daniel Borrillo est expert auprès de l’Union européenne et professeur invité dans plusieurs universités du continent. E-mail: borrillo@u-paris10.fr. 258 Daniel Borrillo Meritum – Belo Horizonte – v. 5 – n. 2 – p. 257-288 – jul./dez. 2010 mettent de manifeste la violence des assignations obligatoires et montrent les difficultés auxquelles sont confrontés ces personnes pour mettre en accord le sexe subjectif avec le sexe juridique. A partir, d’une étude du droit civil français, le présent article analyse de manière critique l’assignation de genre et la matrice hétérosexuelle de la loi pour proposer la disparition de la catégorie «sexe» des actes de l’état civil. Comme la race, la classe ou la profession, le genre ne semble plus pertinent, selon l’auteur, comme élément définitoire du sujet de droit. Mot cle: Sexe. Etat des personnes. Transsexualisme. Herma- phrodisme. Intersexuels. Registre civil. Mariage entre personnes de même sexe. 1 INTRODUCTION Dans L’arrangement des sexes (1977), Goffman, décrit le genre comme le code fondamental autour duquel s’articulent les interactions humaines et s’agencent les structures culturelles.1 La donnée biologique de la différence de sexes (les femmes mettent au monde, elles allaitent et sont généralement plus petites…) déterminerait une assignation spécifique. Bien qu’il s’agisse d’une différence peu significative comparée à d’autres telles l’âge, la fortune, l’origine ethnique…, elle apparait comme fondamentale lorsqu’il s’agit de définir les rôles sociaux. Pour Goffman, ce qui est relevant c’est moins les différences objectives que le dispositif culturel qui a fait de ces différences un système si intelligible de nos conventions sociales qu’il finit par apparaître comme naturel et allant de soi. 1 Cf. GOFFMAN, E. The arrangement between the sexes. Theory and Society, v. 4, n. 3, p. 301-331, 1977, traduit en 2002 et publié par La Dispute (Coll. Le Genre du Monde). 259 Le sexe et le droit : de la logique binaire des genres et la matrice hétérosexuelle de la loi Meritum – Belo Horizonte – v. 5 – n. 2 – p. 257-288 – jul./dez. 2010 Judith Butler, a raison d’affirmer qu’il n’existe pas une différence objective antérieure au genre (tel le sexe) mais c’est le genre lui-même qui produit la différence et la perpétue.2 Thomas Laqueur, dans le sillage de Michel Foucault, montre comment à partir du XVIIIème siècle s’est effectuée, avec l’essor de la biologie et de la médecine, une “sexualisation” du genre qui était jusque-là pensé en termes d’identité ontologique et culturelle beaucoup plus que physique. Le genre définit désormais qualités, vertus et rôles selon des racines biologiques.3 Le genre devient ainsi une épistémologie permettant de donner sens à la différence de sexes. L’humain est désormais constitué de deux corps stables définis biologiquement par deux grammaires distinctes, XY et XX, permettant l’écriture cohérente du destin individuel et social. Hommes et femmes établissent un négoce sexuel organisé autour d’un ordre hiérarchique et à finalité reproductive: l’hétérosexualité. La psychanalyse fournira la théorie permettant d’expliquer, à partir du genre, l’orientation sexuelle des individus: Trop de mère et pas assez de père maintient le petit garçon dans une symbiose trop profonde et surtout trop prolongée, et imprègne son vécu d’une identité féminine. Pour se sentir masculin, un garçon doit s’arracher à cette symbiose, aidé en cela par son père qui se posera en rival et en modèle identificatoire. En cas d’échec, son genre aura toutes les chances de pencher vers le féminin. Cela serait vrai également pour la fille: trop de père et trop peu de symbiose maternelle entraînerait la fille vers le pôle masculin.4 2 Cf. BUTLER, Judith. Trouble dans le genre: pour un féminisme de la subversion. Préface d’Éric Fassin, traduction de Cynthia Kraus. Paris: La Découverte, 2005. 3 Cf. LAQUEUR, Thomas. La fabrique du sexe: essai sur le corps et le genre en Occident. Paris: Gallimard, 1992. 4 DELAUNOY, Jacques. Plaidoyer pour une certaine ignorance. Topique, p. 40. 260 Daniel Borrillo Meritum – Belo Horizonte – v. 5 – n. 2 – p. 257-288 – jul./dez. 2010 1.1 La grammaire des sexes Dès leur naissance, les enfants sont inscrits dans l’une ou l’autre des classes sexuelles. Cette assignation universelle, en principe irréversible, déterminera, au travers d’un triage durable, une socialisation différenciée. Prétendument fondée sur une réalité biologique, la summa divisio sexuelle apparaît de surcroît comme naturelle et inéluctable. La littérature d’aéroport mais aussi la vulgate psychanalytique5 confortent l’idée selon laquelle les différences entre les sexes constituent non seulement un fait, mais véhiculent des valeurs telles la diversité et la complémentarité réservant aux uns la reproduction et aux autres la production et ce dans un ordre conjugal. Malgré des nombreuses études et essais – à commencer par ceux de Margaret Mead6 et de Simone de Beauvoir7 – démontrant dès l’après guerre que le tempérament est déterminé culturellement, l’argument de la «différence des sexes» continue de nos jours à être mis en avant, notamment pour prescrire le caractère hétérosexuel du mariage et de la filiation.8 Dans l’ordre binaire des sexes, les individus sont néces- sairement distribués en deux groupes: mâles ou femelles. Les comportements attendus pour chaque «nomenclature sexuelle» 5 Pour une analyse critique du discours et de la pratique psychanalytique cf. ERIBON, D. Echapper à la psychanalyse: notes sur l’amour et l’amitié. Paris: Léo Scheer, 2005. 6 Cf. MEAD, M. L’un et l’autre sexe: le rôle de l’homme et de la femme dans la société (1948). Paris: Denoël-Gonthier, 1966. 7 Cf. BEAUVOIR, S. de Le deuxième sexe: Paris: Gallimard, 1949. 8 Le mariage ce n’est pas seulement un couple, mais, selon Irène Théry, «l’institution qui lie la différence des sexes à la différence des générations». (THERY, Irène. Couple, filiation et parente aujourd’hui: le droit face aux mutations de la famille et de la vie privee. Paris: Odile Jacob, 1998. [Rapport officiel]) 261 Le sexe et le droit : de la logique binaire des genres et la matrice hétérosexuelle de la loi Meritum – Belo Horizonte – v. 5 – n. 2 – p. 257-288 – jul./dez. 2010 détermine les rapports sociaux de sexe, c’est-à-dire la référence, le prototype de la masculinité et de la féminité, construit par chaque société et à partir duquel se mesure l’ensemble des comportements humains. Pour illustrer cette idée, Jessie Bernard, dans son ouvrage Women and the Public Interest,9 rattache certaines caractéristiques aux femmes: affectivité, passivité en amour, obéissance, modestie, pudeur, amour du foyer, tendance monogamique, goût de la mode, soins du bébé… Cette situation se retrouve dans l’univers professionnel au sein duquel les femmes occupent majoritairement les postes de secrétaires, réceptionnistes, baby sitters, infirmières ou domestiques. Les analyses de Sylvie Schweitzer démontrent que ce n’est pas le travail en tant que tel qui a été longtemps refusé aux femmes, mais certaines professions, celles qui permettaient la prise de décision et donc l’organisation des mutations sociales.10 La même conception essentialiste guide la jurisprudence qui, en matière de divorce, donne presque systématiquement à la mère le droit de garde des enfants en bas-âge ou encore la loi civile qui considère le sexe (féminin) comme élément permettant de qualifier la violence en tant que vice du consentement.11 La famille comme premier lieu de socialisation oriente la fille vers un rôle plutôt de nature domestique et le garçon vers les activités plus fortement fondées sur la compétition. Plusieurs recherches ont démontré que la littérature enfantine dépeint rarement un monde paritaire au sein duquel garçons et filles échangent de manière égalitaire. La fonction maternelle 9 Cf. BERNARD, Jessie. Women and the public interest, p. 26. 10 Cf. SCHWEITZER, Sylvie. Les femmes ont toujours travaillé: une histoire du travail des femmes aux XIXe et XXe siècles, p. 322. 11 Art. 1.112 du Code civ.: «Il y a violence lorsqu’elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable, et qu’elle peut lui inspirer la crainte d’exposer sa personne ou sa fortune à un mal considérable et présent. On a égard, uploads/S4/ dialnet-lesexeetledroit-4056854.pdf
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- Publié le Jul 07, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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