DU CARACTèRE JURISPRUDENTIEL DU DROIT ADMINISTRATIF (*) Mohammed Amine BENABDAL
DU CARACTèRE JURISPRUDENTIEL DU DROIT ADMINISTRATIF (*) Mohammed Amine BENABDALLAH Professeur à la faculté de droit Rabat-Agdal Parler encore aujourd’hui du caractère fondamentalement jurisprudentiel du droit administratif semble quelque peu inopportun tant le sujet a fait l’objet de diverses études qui ne laissent aucun doute sur une telle évidence. Mais tout dépend naturellement de l’optique dans laquelle on se place. Si l’on prend connaissance de la discipline à partir des seuls chapitres classiques qui la composent, en l’occurrence l’organisation administrative, le service public, la police administrative, etc. et tout ce qui s’y rattache, sans intérêt pour l’histoire de son évolution, commettant ainsi, pour reprendre une formule jurisprudentielle, une erreur manifeste d’appréciation, on ne se contentera que de la partie apparente de l’iceberg où la législation renforcée par la réglementation est si nombreuse qu’elle peut incliner à soutenir que c’est une discipline comme toutes les autres. On serait induit en erreur. Quel chapitre de l’action administrative ou du contentieux administratif peut-on vraiment comprendre sans un regard permanent sur la jurisprudence en la scrutant dans ses moindres détails ? Le grand Georges Vedel, s’interrogeant, voici déjà quarante ans, si le droit administratif pouvait être indéfiniment jurisprudentiel, n’avait-il pas écrit « Peu de commentaires de lois apportent à leurs auteurs le plaisir intellectuel que donne le commentaire d’arrêt. Qu’on nous passe la comparaison : une loi s’avale, un arrêt se savoure » (Le droit administratif peut-il être indéfiniment jurisprudentiel, E.D.C.E., 1979-1980, p. 36). A la suite de l’illustre auteur, on ajoutera que c’est en le savourant que l’on s’aperçoit de l’apport de la jurisprudence. Le droit administratif est pourvu d’une âme sans la connaissance de laquelle on est fatalement, répétons-le, induit en erreur tant il est vrai que l’on ne peut l’étudier et l’enseigner que par référence à la jurisprudence. Une âme qui, avant toute chose ou toute initiative de remise en cause, ne peut être perçue qu’à travers la lecture des ouvrages de Etudes (*) Cet article reprend en l’adaptant le contenu de l’avant-propos que nous avons consacré à la publication du troisième volume de notre ouvrage « Contribution à la doctrine du droit administratif marocain », REMALD, Coll. Manuels et travaux universitaires n° 134, 2020. 10 REMALD, numéro 153, juillet-août 2020 Mohammed Amine Benabdallah base dont on doit être imprégné d’abord avant d’avancer leur contraire. De crainte alors que des écrits publiés ici et là s’enkystent dans l’esprit d’un lectorat non avisé au point de ne porter son attention que sur ce qu’il lit, on se propose de rappeler dans les lignes qui suivent des aspects absolument indiscutables qui ont constamment accompagné la discipline du droit administratif depuis la nuit des temps. * * * Lorsque l’on avance dans le sillage des grands auteurs tels Maurice Hauriou (1856-1929), Léon Duguit (1859-1928), Gaston Jèze (1859-1953) et, les maîtres plus proches de nous, André de Laubadère (1910-1981), Jean Rivero (1910-2001), Georges Vedel (1910-2002), René Chapus (1924-2017) ainsi que des centaines de thèses et de recherches que le droit administratif est fondamentalement jurisprudentiel, on ne peut décemment pas les contredire en se fondant sur des textes de la période que nous vivons, alors que leur raisonnement et leurs observations portent sur le droit administratif lors de son éclosion et le début de son évolution. Historiquement, comme on l’a déjà rappelé (M. Rousset et M.A. Benabdallah, Contentieux administratif marocain, REMALD, Coll. Manuels et travaux universitaire, n° 118, 2018), on ne peut pas contester que c’est sur la base du principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires que s’est édifiée toute la justice administrative, laquelle a donné naissance au droit administratif. C’est l’histoire. Proclamé au lendemain de la Révolution française par la loi des 16-24 août 1790, puis réitéré par le décret du 16 fructidor an III, le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires avait interdit aux juges de connaître de quelque manière que ce soit des opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raisons de leurs fonctions. C’est la pratique de la théorie de l’administration-juge consistant à soumettre tout litige avec l’administration à celle-ci elle-même en la personne du chef de l’Etat, qui combla le vide créé par l’interdiction au juge de troubler l’action administrative. Dans cette étape, telle a été le départ de l’évolution. En 1806, sous Napoléon, est créée la section contentieuse du Conseil d’Etat qui exerça la justice retenue jusqu’en 1872 où c’est la loi du 24 mai de la même année qui institua la justice déléguée et le tribunal des conflits, faisant ainsi du Conseil d’Etat une juridiction statuant souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoir. C’est alors la confirmation de la dualité de juridiction et l’amorce d’une jurisprudence féconde où le Tribunal des conflits et le Conseil d’Etat, sous l’œil approbateur ou critique d’une doctrine vigilante, ont tous deux créé les règles et les principes qui constituent les composantes de cette discipline qu’est le 11 REMALD, numéro 153, juillet-août 2020 Du caractère jurisprudentiel du droit administratif droit administratif. Sur le marché des échanges internationaux des inventions juridiques, ce droit s’avéra un des meilleurs produits d’exportation. C’est la raison pour laquelle on dit que le droit administratif est fondamentalement et essentiellement jurisprudentiel. Pour l’illustration de cette assertion, il suffit de se reporter à la naissance et à l’évolution du recours pour excès de pouvoir dont l’histoire atteste de sa construction jurisprudentielle. Jamais il n’y a eu de loi organisant le recours pour excès de pouvoir. A l’origine, le législateur n’avait fait que reconnaître une attribution à un organe, le Conseil d’Etat, « de statuer sur les actes des diverses autorités administratives » et ce, bien des années après la fameuse loi des 16-24 août 1790, interdisant à l’autorité judiciaire de « troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs ni citer devant eux des administrateurs pour raison de leurs fonctions ». C’est à cet organe qu’est revenu le soin d’édifier toutes les règles régissant son contrôle sur l’administration. Le premier cas qu’il eut à traiter en la matière porta sur l’incompétence, c’était l’arrêt du 10 mars 1807, Lauthier. Puis, petit à petit, au fil des ans, il prononça des annulations pour vice de forme, pour détournement de pouvoir, pour absence de motifs et enfin pour violation de la loi avec l’arrêt du 1er juin 1906, Alcindor. (P. Landon, Histoire du recours pour excès de pouvoir des origines à 1954, L.G.D.J., Paris, 1962). Il a fallu donc près de cent ans au juge administratif pour mettre sur pied l’édifice juridique du recours en annulation avec toutes les règles qui le commandent comme celles, entre autres, du délai de soixante jours pour exercer le recours ou permettre le retrait de l’acte administratif. Tout comme, il lui a fallu plus de cent cinquante ans (J.-M. Auby, L’évolution des sources du droit de la fonction publique, A.J.D.A. 1984 n° 4, p. 246) pour élaborer à chaque occasion, les règles et les principes de la fonction publique, reprises par le premier statut général des fonctionnaires de l’État, édicté par la loi du 19 octobre 1946. Inutile de préciser que toutes ces informations, sans lesquelles, disons-le, on ne peut pas comprendre les éléments structurels du droit administratif et comprendre pourquoi on dit qu’il est fondamentalement jurisprudentiel, sont contenues dans tous les ouvrages de base de cette discipline, depuis ses pères fondateurs (M. Hauriou, L. Duguit, G. Jèze, R. Bonnard…) jusqu’aux auteurs les plus proches de notre époque (G. Vedel, M. Waline, A. de Laubadère, J. Rivero, etc.). * * * Au Maroc – faut-il le rappeler – c’est avec la mise en œuvre de l’article premier du traité du 30 mars 1912 et, à sa suite, la promulgation des deux dahirs du 12 août 1913, l’un relatif l’organisation judiciaire, et l’autre portant code des obligations et contrats que 12 REMALD, numéro 153, juillet-août 2020 Mohammed Amine Benabdallah le droit administratif tel que nous le connaissons aujourd’hui a fait son apparition. Pendant toute la période du protectorat, ce droit a évolué sous l’empire de l’unité de juridiction et de la dualité de droit en ce sens qu’il n’y avait pas deux ordres de juridictions, l’un judiciaire et l’autre administratif, mais un seul ordre appliquant selon le cas les règles du droit privé ou celles du droit administratif. Puis, au lendemain du recouvrement de l’indépendance, par dahir du 27 septembre 1957, fut créée la Cour suprême, devenue Cour de cassation depuis la Constitution du 29 juillet 2011, avec en son sein une chambre administrative, une institution qui a maintenu l’unité de juridiction et la dualité de droit. C’est dans ce cadre que le juge a joué son rôle de créateur d’une foule de règles et de principes du droit administratif marocain, et, dans certains cas, d’interprète d’une législation par trop confuse ou se prêtant à une lecture plurielle. Des règles et des principes inspirés de la jurisprudence française et qui pour la plupart ont été repris par le législateur dont l’intervention n’amoindrit en rien le caractère uploads/S4/ droit-adm.pdf
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- Publié le Sep 19, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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