1 Marc Milet LA DOCTRINE JURIDIQUE PENDANT LA GUERRE : À PROPOS DE MAURICE HAUR

1 Marc Milet LA DOCTRINE JURIDIQUE PENDANT LA GUERRE : À PROPOS DE MAURICE HAURIOU ET DE LÉON DUGUIT Du point de vue de la pensée juridique publiciste, la Troisième République est largement dominée par les deux figures de Maurice Hauriou et de Léon Duguit, tant ils ont marqué de leur empreinte la doctrine de leur époque et sont une source d’inspiration pour de nombreux débats centraux du régime politique sous la Cinquième République, qu’il s’agisse des mutations de l’État de droit, de l’architecture institutionnelle ou des conditions d’introduction d’une exception d’inconstitutionnalité en France. Ils ont longtemps servi de référents pour la définition des critères du régime administratif autour de l’opposition entre puissance publique et service public, même si désormais de nombreuses études ont eu raison d’un clivage à bien des égards transversal. Historiens, juristes et politistes ont par ailleurs contribué depuis maintenant plusieurs années à réévaluer le rôle durablement tenu dans la cité par les juristes et, particulièrement, par les professeurs de droit. Dans ce cadre, le texte qui suit se présente bien moins comme une analyse doctrinale que comme une mise en perspective du rapport des deux maîtres du droit public à la Première Guerre mondiale1. La présentation des positions qu’ils ont prises durant la Guerre vaut au-delà d’une présentation de parcours, car elle est aussi conçue comme un double prétexte. Ces libres propos « autour de Maurice Hauriou et de Léon Duguit », permettent tout d’abord de présenter des débats juridiques marquants qui ont caractérisé la période. La démonstration vaut aussi interrogation sur la césure de la Guerre qui sert généralement de borne à la naissance du XXe siècle. La Grande guerre enfante une modernité des instruments publics, elle redéfinit les rapports sociaux du genre, porte en elle les germes des crises politiques et sociales dans le cadre d’une « brutalisation 2 » inégalée des sociétés. Ce que l’on désignerait aujourd'hui comme la construction de l’État en matière d’action publique élève la Première Guerre mondiale au rang de moment clef de centralisation politique. La sociohistoire aide cependant à questionner de tels processus linéaires. 1 Le présent papier, bien qu’il s’appuie pour l’essentiel sur les données recueillies dans le travail mené en commun avec Jean-Michel Blanquer, propose une analyse originale et quelques données jusqu’alors demeurées inédites (voir la biographie parallèle de J.- M. BLANQUER & M. MILET, L’Invention de l’État. Léon Duguit, Maurice Hauriou et la naissance du droit public moderne, Paris, Odile Jacob, 2015). Il reprend, pour partie, des analyses d’autres études publiées, dont les références figurent en note de bas de page. 2 G.L. MOSSE, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes [1990], Paris, Hachette pluriel, 1999. La doctrine juridique pendant la guerre – M. Milet 2 On pose en l’espèce l’hypothèse que la césure de 1914-1918 n’est pas si claire du point de vue de la pensée juridique et spécifiquement des positions de Léon Duguit et de Maurice Hauriou. Si les deux maîtres illustrent la contribution des juristes à l’effort de guerre (I), le conflit leur sert aussi de cadre argumentatif au sein de débats doctrinaux inscrits dans la continuité (II). I. LÉON DUGUIT ET MAURICE HAURIOU EN GUERRE : UNE CONTRIBUTION COMMUNE AU FRONT DU DROIT Dès l’entrée en conflit, la guerre modifie à la fois la vie des facultés de droit et l’engagement des juristes dans l’espace public. Léon Duguit et Maurice Hauriou participent à l’effort de guerre dans leurs activités universitaires et civiques (A), ils apportent leur contribution à ce qui va constituer un véritable front doctrinal : la guerre du droit (B). A. Une contribution à l’engagement civique des juristes L’entrée en guerre bouleverse l’économie générale des facultés qu’il s’agisse des activités universitaires, de la teneur des enseignements, des nouvelles charges incombant aux professeurs de droit et aux doyens, et des sollicitations nouvelles à s’engager publiquement. Léon Duguit et Maurice Hauriou subissent les bouleversements induits par la survenue du conflit. Le 1er août, l’ordre de mobilisation générale est placardé dans les grande villes de France : à Bordeaux dans le hall de la Gare Saint-Jean ; à Toulouse il est affiché sur la porte de l’Hôtel de Ville. Les locaux des facultés de l’université de Bordeaux sont réquisitionnés le lendemain. Une Compagnie militaire cantonne à la faculté de droit. L’effectif total de la population étudiante des facultés juridiques va passer à l’automne au cinquième de l’effectif de l’année précédente 3 . Suite à la percée allemande, le gouvernement français s’installe même temporairement4 à Bordeaux début septembre 1914. Le conseil d’État tient alors ses séances dans le foyer d’une salle de concert de la ville5. La faculté de droit pour sa part abrite le ministère de l’Instruction publique qui n’a toutefois transféré que l’essentiel de ses services. La salle de Conseil devient bientôt le cabinet du ministre. Le professeur Léon Duguit, alors assesseur du doyen, poste qu’il occupe auprès 3 À partir des chiffres fournis par L. LE VAN LESMESLE, L’Enseignement de l’économie politique en France, 1860-1939, Thèse de doctorat d’État, Université Paris I, 1995, annexe, p. 634. En 1913-1914, l’effectif en droit est de 16.465 étudiants pour 3.213 l’année suivante. Il va falloir attendre l’année 1920-1921 pour retrouver les chiffres de l’avant- guerre. 4 Ce transfert dure alors près de quatre mois. 5 P. COURTEAULT, La Vie économique à Bordeaux pendant la Guerre, Publications de la dotation Carnegie pour la paix internationale, Paris, PUF, 1925, p. 38. Jus Politicum 15 – Janvier 2016  Le droit public et la Première Guerre mondiale 3 des doyens Baudry-Lacantinerie puis Henri Monnier depuis 1901, côtoie ainsi le directeur de cabinet du ministre qui s’installe dans le cabinet du doyen. Le directeur de l’enseignement secondaire, l’historien Alfred Coville, que Duguit a rencontré alors qu’ils étaient tous deux jeunes professeurs à Caen, occupe bientôt l’une des grandes salles de la faculté6. À Toulouse, dès le 25 septembre 1914, un service funèbre pour les victimes de la guerre est célébré en la Cathédrale Saint-Étienne en présence des autorités officielles. On compte parmi elle, Maurice Hauriou, au titre des doyens des facultés de l’université de Toulouse. Début novembre, il prononce un discours de rentrée à l’élan patriotique dont l’essentiel de la teneur est retranscrit dans le Journal des débats. Le doyen Hauriou se fait le héraut de l’héritage gréco-latin incarné par la France et ses alliés défenseurs du « droit des faibles » : « C’est par les sacrifices consentis par les grands États au profit de petits, s’exclame-t-il, par les puissances belligérantes au profit des populations désarmées, que le droit international classique, le droit international jusqu’à ces derniers temps respecté, s’est constitué ». « Puisque deux conceptions du droit s’affrontent, poursuit-il, en même temps que deux armées dont l’une représente la barbarie et l’autre la civilisation, vive la conception française du droit des faibles et vive la France7 ». Du fait de la rudesse du temps, le 19 mai 1916, le doyen Hauriou se positionne en faveur d’une autorisation préalable pour les fêtes étudiantes. La teneur de ses discours publics va d’ailleurs évoluer ; la durée de la guerre n’est pas sans effet sur la virulence des propos qui vont rompre avec la bienveillance vis-à-vis de l’esprit juridique qui pouvait poindre à l’aube du conflit. La mobilisation des deux juristes dans la guerre se manifeste donc en premier lieu sous la forme d’un engagement d’administrateur. Pour l’année 1914-1915, le doyen Hauriou est attaché à la Commission de contrôle de télégrammes. Duguit qui, quant à lui, a été nommé quelques années plus tôt membre de la Commission des hospices civils de Bordeaux alors qu’il était membre du conseil municipal, poursuit ses activités. Il faisait déjà partie du conseil supérieur de l’assistance publique, il va gérer durant toutes les hostilités l’hôpital militaire temporaire de la rue Ségalier qui gère l’arrivée des blessés. La guerre marque également un moment inégalé de l’engagement civique des juristes. Louis Renault, professeur à la faculté de droit de Paris et membre de l’Institut, prix Nobel de la paix en 1907, multiplie les conférences extérieures parallèlement à ses cours de droit international. Son discours sur « La guerre et le droit des gens au XXe siècle », lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies du 26 octobre 1914, figure sans nul doute parmi les premiers actes marquants de l’engagement d’un professeur des facultés de droit. S’agissant de Maurice Hauriou et de 6 Sur tous ces points, voir P. COURTEAULT, « L’université de Bordeaux et la guerre », Revue philomatique de Bordeaux et du Sud-ouest, mars-avril 1918, p. 49 sq. 7 M. HAURIOU, « À la faculté de droit de Toulouse », Le journal des débats, 30 novembre 1914, p. 3. La doctrine juridique pendant la guerre – M. Milet 4 Léon Duguit, le premier rompt avec l’attitude du « scholar-researcher », idéal-type du citoyen libre de la communauté académique, à la fois peu respectueux des hiérarchies et soucieux de ne pas se laisser enfermer par les cadres disciplinaires, qui délaisse les grandes réunions officielles internationales et préfère s’investir dans uploads/S4/ hauriou-duguit-jp15-milet.pdf

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  • Publié le Sep 23, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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