Hérésie et pureté de sang : l’incapacité légale des hérétiques et de leurs desc
Hérésie et pureté de sang : l’incapacité légale des hérétiques et de leurs descendants en Espagne aux premiers temps de l’Inquisition Jean-Pierre Dedieu Je ne reviendrai pas sur l’importance du mythe de la pureté de sang dans l’Espagne moderne. Qu’on y voie une réaction à dominante idéologique ou une méthode par laquelle les élites contrôlent leur propre reproduction par cooptation des nouveaux venus dans un groupe d’honneur, personne ne songera à nier son rôle. En fait, la pureté de sang proprement dite, qui ne prit vraiment du poids, dans la pratique sociale, qu’à partir du milieu du XVIe siècle, eut un antécédent : les incapacités légales dont étaient frappés les hérétiques. Il ne faut pas les confondre : pureté signifie absence totale d’ancêtres musulmans, juifs ou hérétiques ; l’incapacité implique la présence dans l’ascendance proche d’un hérétique condamné. Les deux champs d’exclusion ne se recouvrent donc pas. Mais, dans les faits, n’y avait-il pas des points de contacts qui auraient pu amener la contamination de l’un par l’autre1 ? L’INFAMIE LÉGALE DES HÉRÉTIQUES . Ce que dit le droit Il coule de trois sources : le pape, le roi, l’inquisition espagnole. Le pape d’abord. En 1258, Alexandre IV avait interdit aux hérétiques, aux fauteurs d’hérésie et à leurs descendants jusqu’à la seconde génération – enfants et petits- enfants – l’exercice des « offices publics » et l’admission « aux bénéfices ecclésiastiques ». La mesure ne s’appliquait qu’à ceux qui avaient été relaxés au bras séculier ou réconciliés. Les condamnés à l’abjuration de levi ou de vehementi n’étaient pas concernés2. À l’extrême fin du siècle, Boniface VIII étendait la juridiction de l’Office aux causes dérivées de l’application de ce principe3. En 1298, il réduisait l’incapacité à une seule génération en ligne féminine et il limitait la macule aux descendants des accusés relaxés en personne ou en effigie4. Je ne connais pas de dispositions pontificales postérieures en ce domaine. 3Chronologiquement, les règles particulières de l’inquisition espagnole viennent au second rang. À Séville, le 29 novembre 1484, les inquisiteurs rassemblés sous la présidence de Torquemada :« décidèrent que, puisque les hérétiques et les apostats, même revenus à la foi catholique et réconciliés, demeurent infâmes en droit, les inquisiteurs doivent leur interdire de détenir des offices publics ou des bénéfices ecclésiastiques ; d’autant qu’ils doivent accomplir leurs pénitences avec humilité, en se repentant de leurs erreurs. Ils ne pourront être procureur, fermier des impôts, droguiste, épicier, médecin, chirurgien, soigneur ou courtier. Ils ne pourront porter ni or, ni argent, ni corail, ni perles, ni aucun bijou ou pierre précieuse. Ils ne pourront user de vêtements de soie ni de camelot, ni utiliser ces étoffes pour orner leurs habits. Ils ne pourront monter à cheval, ni porter les armes. Sous peine de relaps, celle-là même qui est réservée aux réconciliés qui refusent d’accomplir les pénitences qu’on leur a imposées »5. 4Ce texte ne concerne que les réconciliés, à l’exclusion de leurs descendants : son champ d’application est plus réduit que celui des dispositions romaines. En revanche, il introduit des obligations nouvelles. On peut certes considérer que la liste des métiers interdits ne fait que préciser les canons, dans un sens d’ailleurs restrictif, nous le verrons. Mais les interdictions vestimentaires n’ont pas, que je sache, de précédent. 5Le problème des descendants de relaxés fut soulevé au cours de l’assemblée tenue à Valladolid en 1488, toujours sous la présidence de Torquemada. On s’était aperçu que la plupart des tribunaux ne leur appliquaient pas les dispositions canoniques. On décida que les inquisiteurs veilleraient désormais à ce que :« Les enfants et petits-enfants de condamnés [c’est-à-dire relaxés en personne ou en effigie] n’exercent pas d’office public, ni d’office qui soit source d’honneurs ; à ce qu’ils ne soient pas promus aux ordres sacrés ; à ce qu’ils ne puissent être juge, alcalde, gouverneur de forteresses, alguacil, regidor, jurat, majordome, maître d’hôtel, peseur, marchand public, notaire, écrivain public, avocat, procureur, secrétaire, comptable, chancelier, trésorier, médecin, chirurgien, saigneur, fiel, receveur, fermier de quelque taxe que ce soit, ni exercer aucun autre office public... Il leur est également interdit de porter sur leur personne ou leur vêtement aucun insigne d’une quelconque dignité ou milice, ecclésiastique ou séculière »6. 6Ce qui revenait à leur fermer l’accès du clergé, du corps médical, des administrations royales, seigneuriales et surtout municipales. La mesure se fondait sur les dispositions prises par Boniface VIII en 1298. Il était donc sous-entendu, comme le confirmera la pratique, que les petits-enfants en ligne maternelle n’étaient pas concernés. Bien que les Instructions de Valladolid soient imprécises sur ce point, la pratique encore montrera que les règles somptuaires appliquées aux réconciliés l’étaient aussi aux descendants de relaxés, qu’ils l’aient été en personne ou en effigie. Le roi, troisième larron, n’entra pas en scène avant 1501. Deux pragmatiques interdirent alors aux enfants et petits- enfants (en ligne paternelle) de relaxés l’exercice de tous les offices de l’administration royale, des offices municipaux, des charges de notaire, médecin, chirurgien et droguiste, ainsi que de tout autre « office honorable ». Le mot prêtant à interprétation, le souverain se réservait de définir à son gré métiers et fonctions visés. Il donnait le monopole de l’application de la loi aux juges qu’il commissionnerait spécialement à cet effet, à l’exclusion de tout autre tribunal laïque ou ecclésiastique. Le texte s’appliquait dans tout le royaume, terres seigneuriales comprises7. 8Arrivé à ce point, étant donné l’importance que ces détails vont avoir par la suite, il convient de dresser un tableau synoptique des incapacités prononcées. Pour ce qui est de leur extension, l’unanimité est totale : Tableau 1. PERSONNES SOUMISES À INCAPACITÉS POUR HÉRÉSIE SELON LA SOURCE DU DROIT Pape Inquisition Roi Réconciliés x x x Enfants de relaxés (en personne ou en effigie) x x x Petits-enfants en ligne paternelle de relaxés x x x Petits-enfants en ligne maternelle de relaxés non non non Tableau 2. DOMAINES VISÉS PAR LES INCAPACITÉS POUR HÉRÉSIE 8 En ce qui concerne cette classe, la loi du roi semble ne viser que les personnes travaillant pour (...) Pape Inquisition Roi : Offices publics x x x Offices honorables - x x Domaine ecclésiastique : Bénéfices ecclésiastiques x x - Ordre x - - Administration royale8 : Tout office de la Cour et de la Maison - - x Chancelier - - x Membre des conseils - - x Auditeur des chancelleries et audiencias - x x Secrétaire du roi - x x Alcalde de la Cour ou des chancelleries - - x Alguacil de la Cour ou des chancelleries - - x Majordome (Cour, municipalités, confréries) - - x Contador - x x Trésorier - x x Payeur - - x Contador de cuentas - x x Escribano de Cámara, de rentas o chancilleria - - x Registrador - - x Rapporteur (relator) - - x Avocat - x x Procureur fiscal - - Trésorier, alcalde, essayeur de la monnaie - - x Administration locale et municipale : Tout office royal au niveau local - - x Corregidor - - x Juge - x x Alcalde - x x Alcaide - x x Alguacil - x x Merino - - x Prevoste - - x Veinticuatro - - x Regidor - x x Jurado - x x Fiel - x x Ejecutor - - x Escribano público - x x Escribano del Concejo - x x Notario público - x x Procureur - x - Fermier « de n’importe quelle rente » - x - Maestresala - x - Pesador - x - Cogedor (percepteur) - x - Offices divers : Médecin - x x Chirurgien - x x Droguiste (boticario) - x x Saigneur (sangrador) - x - Épicier (especiero) - x - Courtier (corredor) - x - Marchand tenant boutique - x - Interdictions somptuaires : Or - x - Argent - x - Corail - x - Perles - x - Bijoux - x - Pierres précieuses - x - Soie - x - Camelot - x - Insignes de toute dignité - x - Monter à cheval - x - Porter les armes - x - Incapacités canoniques et pureté de sang Avant de passer outre, il convient de comparer plus précisément les caractères des incapacités et ceux des interdictions posées par les statuts de pureté de sang. Les statuts sont, presque toujours, des décisions de droit privé : un collège, une confrérie, un chapitre, un ordre militaire ou religieux, un simple couvent même, décident d’imposer certaines conditions à leur recrutement en usant de leur autonomie corporative. Aussi les statuts ne concernent-ils que des cas d’espèce. Il n’existe pas de lois posant, en ce domaine, de principes généraux ; il ne peut y en avoir9. De droit privé, également, le mécanisme prévu par les statuts pour tester la qualité des candidats : chaque organisme est libre d’organiser l’épreuve comme il l’entend, d’où des disparités considérables10. Les incapacités canoniques, à l’inverse, sont de droit public, définies par une autorité publique, prononcées et vérifiées par des tribunaux publics, émanation de cette autorité. uploads/S4/ heresie-et-purete-de-sang-l-x27-incapacite-legale-des-heretiques-et-de-leurs-descendants-en-espagne.pdf
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- Publié le Dec 12, 2021
- Catégorie Law / Droit
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