Recueil Dalloz Recueil Dalloz 2018 p.1624 La consécration de l'inopposabilité d

Recueil Dalloz Recueil Dalloz 2018 p.1624 La consécration de l'inopposabilité des exceptions en matière de délégation Jean-Denis Pellier, Maître de conférences à la Faculté de droit de Nancy, Université de Lorraine, Codirecteur du Master II Droit privé général, Institut François Gény 1. Délégation du maître de l'ouvrage. La délégation est souvent présentée comme une garantie, particulièrement dans le domaine de la sous-traitance, où elle est conçue comme un mécanisme de substitution au cautionnement que l'entrepreneur est censé fournir au sous-traitant (1) : l'entrepreneur délégant demande au maître de l'ouvrage délégué de s'engager à l'égard du sous-traitant délégataire et procure ainsi à ce dernier une garantie de paiement. L'arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 7 juin 2018 (2), promis au Bulletin civil, fournit une belle illustration de ce mécanisme et tranche l'une des plus fameuses controverses relatives à la délégation. En l'espèce, une association foncière urbaine libre (AFUL) avait confié des travaux de rénovation d'un immeuble à une entreprise, qui a sous-traité les menuiseries extérieures à une société d'ébénisterie, agréée et bénéficiaire d'une délégation de paiement. L'AFUL, estimant avoir payé des acomptes pour des prestations qui n'avaient pas été exécutées, a assigné en restitution la société d'ébénisterie. Cette dernière fut condamnée à payer à l'AFUL la somme de 35 771,43 €, au motif que, si la délégation consentie par l'entrepreneur principal au maître de l'ouvrage prive ce dernier de la possibilité d'opposer au sous-traitant des exceptions tirées de son contrat avec l'entrepreneur principal, elle ne lui interdit pas de lui opposer les exceptions inhérentes à la dette de l'entrepreneur principal résultant des travaux sous-traités ou celles résultant de ses rapports personnels avec le sous-traitant, de sorte que l'AFUL est recevable à contester les factures comme aurait pu le faire l'entrepreneur en l'absence de délégation de paiement. L'arrêt rendu par la cour d'appel de Bordeaux le 22 juillet 2016 (n° 13/04856) est cassé au visa de l'article 1275 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 : « en statuant ainsi, alors que le délégué ne peut opposer au délégataire aucune exception tirée de ses rapports avec le délégant ou des rapports entre le délégant et le délégataire, la cour d'appel a violé le texte susvisé ». La présente solution paraît pourtant incertaine au visa de l'ancien article 1275 du code civil (I) et ne peut être comprise qu'à la lumière du nouvel article 1336 (I). I - Une solution incertaine au visa de l'ancien article 1275 du code civil 2. Laconisme de l'ancien article 1275 du code civil. Sous l'empire du code de 1804, la délégation était le parent pauvre du régime général des obligations. Traitée au titre de la novation, elle faisait l'objet de bien peu de dispositions. L'article 1275 offrait ainsi une vision lacunaire du mécanisme en disposant que : « La délégation par laquelle un débiteur donne au créancier un autre débiteur qui s'oblige envers le créancier, n'opère point de novation, si le créancier n'a expressément déclaré qu'il entendait décharger son débiteur qui a fait la délégation » (3). Était ainsi mise en lumière la distinction entre la délégation novatoire, dite parfaite, et la délégation non novatoire, dite imparfaite (ou encore simple), parce qu'elle laisse subsister l'obligation du délégant, ce qui est l'hypothèse la plus fréquente (4), correspondant d'ailleurs à la délégation du maître de l'ouvrage (5). En revanche, aucune disposition ne permettait de répondre à la question du régime des exceptions opposables par le délégué si bien que la traditionnelle affirmation de l'inopposabilité des exceptions relevait plus du dogme que de la démonstration (6). Il faut néanmoins observer que le délégué est naturellement en mesure d'opposer au délégataire les exceptions tirées de leurs propres rapports personnels, aussi sûrement que peut le faire n'importe quel contractant, comme l'avaient rappelé les juges du fond en l'espèce : le maître de l'ouvrage peut ainsi opposer au sous-traitant les exceptions tirées de leurs rapports. On ne voit pas au nom de quel principe le délégué ne pourrait pas opposer les exceptions découlant du lien d'obligation qui l'unit au délégataire. En revanche, la question de l'opposabilité des exceptions tirées des rapports entre le délégué et le délégant ainsi que des rapports entre le délégant et le délégataire demeurait entière au regard des textes. 3. Exceptions tirées des rapports entre le délégué et le délégant. S'agissant des exceptions relatives aux rapports entre le délégué et le délégant, la jurisprudence estime depuis longtemps que le principe de l'inopposabilité s'impose (7). La solution mérite d'être approuvée dans la mesure où ces rapports sont étrangers au délégataire (8). Mutatis mutandis, c'est la même logique qui justifie que la caution ne puisse opposer au créancier les exceptions tirées de ses rapports avec le débiteur principal (9). Transposée au cas d'espèce, cette règle signifie que le maître de l'ouvrage ne saurait opposer au sous-traitant la moindre exception tirée de ses rapports avec l'entrepreneur principal. Les juges du fond ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, qui ont expressément retenu que le maître de l'ouvrage était privé de « la possibilité d'opposer au sous-traitant des exceptions tirées de son contrat avec l'entrepreneur principal ». Mais qu'en est-il des exceptions tirées des rapports entre le délégant et le délégataire ? 4. Exceptions tirées des rapports entre le délégant et le délégataire. La question de l'opposabilité des exceptions issues des relations entre le délégant et le délégataire est bien plus délicate et a fait l'objet d'une divergence au sein de la Cour de cassation. En effet, dans un arrêt du 25 février 1992 (10), la chambre commerciale avait posé le principe de l'inopposabilité des exceptions : « en cas de délégation de paiement imparfaite, le délégué ne peut, sauf clause contraire, opposer au délégataire les exceptions dont le délégant pouvait se prévaloir à l'égard de celui-ci » (11). Mais la première chambre civile prit un autre parti, quelques semaines plus tard, dans un arrêt du 17 mars 1992 (12), en considérant que : « sauf convention contraire, le délégué est seulement obligé au paiement de la dette du délégant envers le délégataire, et qu'il se trouve déchargé de son obligation lorsque la créance de ce dernier est atteinte par la prescription » (13). En réalité, la distinction entre la délégation certaine et la délégation incertaine permettait d'expliquer cette divergence. On sait que la première porte « création d'une obligation nouvelle du délégué, autonome par rapport à celles préexistantes » (14). L'inopposabilité des exceptions se justifie alors, la figure se rapprochant d'une garantie autonome (15). Au contraire, dans la seconde, « le délégué s'oblige envers le délégataire à payer ce que lui doit le délégant ou encore ce que lui-même doit au délégant » (16). Or, si le délégué s'engage à payer ce que le délégant doit au délégataire, ce qui constitue une hypothèse de délégation incertaine (17), il semble logique de lui permettre d'opposer les exceptions inhérentes à la dette du délégant (18) qui, en quelque sorte, est devenue sienne (19). Le mécanisme s'apparente alors à un cautionnement (20), à ceci près que le délégué est bien souvent débiteur du délégant et qu'il éteint donc sa dette en payant le délégataire (21). Un tel rapport n'existe pas, en principe, entre la caution et le débiteur principal (22). Quoi qu'il en soit, les juges du fond avaient admis, en l'occurrence, que le maître de l'ouvrage puisse contester les factures relatives à des prestations qui n'avaient pas été exécutées par le sous-traitant, comme aurait pu le faire l'entrepreneur en l'absence de délégation de paiement, ajoutaient-ils. La solution est juste qui, en dépit de l'engagement nouveau que prend le délégué envers le délégataire, permet de tenir compte du lien qui existe nécessairement avec la dette du délégant (23). Or ce lien est indéniable en matière de sous-traitance. L'article 14 de la loi du 31 décembre 1975 le met d'ailleurs en lumière en prévoyant que la délégation du maître de l'ouvrage s'opère « à concurrence du montant des prestations exécutées par le sous-traitant ». L'engagement du maître de l'ouvrage dépend donc de l'exécution de ses prestations par le sous-traitant, ce qui est logique puisque le premier est le destinataire final des prestations du second. Il s'agit donc d'une délégation incertaine (24). Partant, si ces prestations n'ont pas été exécutées, cette exception doit pouvoir être soulevée (25), soit pour faire échec au paiement, soit, comme dans le présent arrêt, pour obtenir restitution des sommes versées en acompte. L'arrêt de la troisième chambre civile méconnaît ainsi cette logique, même si la solution est désormais certaine à la lumière du nouvel article 1336 du code civil. II - Une solution certaine à la lumière du nouvel article 1336 du code civil 5. L'inopposabilité des exceptions gravée dans le marbre du code civil. Le nouvel article 1336 du code civil, issu de l'ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, définit tout d'abord la délégation en son alinéa 1er comme : uploads/S4/ j-d-pellier-la-conse-cration-de-l-x27-inopposabilite-des-exceptions-en-matie-re-de-de-le-gation.pdf

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  • Publié le Apv 20, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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