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Jacques Vergès, marquis de la Révolution Publié sur www.revue-ballast.fr | 1 On le disait « controversé » ; on l’appelait l’avocat des « causes perdues » et des « indéfendables ». Il est mort le 15 août 2013, à l’âge de 88 ans, et trouvait de l’humour à Pol Pot, avait de la sympathie pour Mao, fut stalinien et gaulliste, compagnon d’une membre du FLN condamnée à mort, résistant puis défenseur du nazi Klaus Barbie. Peu avant de tirer sa révérence, il déposa plainte contre Nicolas Sarkozy pour « crimes contre l’humanité ». Ses ennemis juraient de sa « méchanceté », de sa « cruau- té » et de son profil de parfait « salaud » ; ses partisans louaient son « humanisme », son « courage » et sa « résistance » à l’ordre en place. Vergès, diable et saint ? Si personne ne s’accorde, tout le monde paraît se rejoindre sur un point : l’homme était mystérieux, impénétrable, équivoque, énigma- tique… Et si la vie de l’avocat n’avait été, en réalité, qu’une seule et même ligne, droite et claire ? Lorsqu’un journaliste lui demanda, un jour, s’il accep- tait la mort, l’avocat répondit qu’il pouvait l’envisager à la seule condition de tomber sous les coups en sor- tant d’un procès — la fin comme sacrifice, en somme. Elle l’emporta pourtant sans violence ni éclat, dans la chambre où Voltaire rendit lui-même son dernier souffle. « Il y a une très grande cohérence dans ma vie », avait avoué le « salaud lumineux » dans un livre éponyme. Nous aurions tort d’en douter. Un stalinien chez les gaullistes Fils d’un Créole communisant, athée, tour à tour ingénieur agronome, professeur, consul et médecin, et d’une Vietnamienne institutrice de son état. Même s’il perdit sa mère alors qu’il n’avait que trois ans, Vergès se souviendra de l’« atmosphère douillette » de son enfance. Le jeune métis savait l’humiliation que subissaient les peuples colonisés, à qui il s’identifiait d’instinct, mais il savait surtout qu’il ne serait jamais une victime mais un « être différent » des autres, un être qui ne craindrait pas de s’affirmer « supérieur » dès qu’on le rabaisserait à son sang mêlé. Il avait à peine dix ans lorsqu’il rencontra Mohamed ben Abdelkrim El Khattabi, anticolonialiste marocain et leader de l’insurrection du Rif. Il fut photographié, deux ans plus tard, poing levé dans un cortège du Front populaire. L’étudiant parisien se prit de passion pour la guerre d’Espagne — les noms des batailles résonnaient dans la tête de l’adolescent romantique : Teruel, Barcelone, Guadalajara… La République espagnole tomba ; puis la France d’en faire autant un jour de juin 1940. Le Maréchal ouvrit son pays aux enne- Jacques Vergès, marquis de la Révolution Publié sur www.revue-ballast.fr | 2 mis ; le Général quitta le sien pour les combattre. « Sens du sacrifice et héroïsme. Frisson des armes et du corps à corps. Les âmes littéraires rêvent de faire la guerre que les livres ont jusqu’ici faite pour elles. » Aux côtés de son frère, Vergès monta à bord d’une frégate de la France libre, débarquée sur l’île de la Réunion, et finit par accoster à Liverpool. Nous étions en 1942 ; Vergès avait dix-sept ans. Si certains autour de lui s’engagèrent pour défendre la patrie occupée, le jeune homme entendait également lut- ter contre le nazisme : « On va combattre un système qui ne nous plaît pas, pensant qu’après la défaite de ce système on pourra passer à des choses plus sérieuses, à vaincre le système colonial lui- même par exemple. » Ou instaurer un régime communiste en France. Les grands idéaux n’avancent jamais seuls ; Vergès ne le nia pas : il suivit également de Gaulle par goût de l’aventure. Sens du sacri- fice et héroïsme. Frisson des armes et du corps à corps. Les âmes littéraires rêvent de faire la guerre que les livres ont jusqu’ici faite pour elles. Vergès conserva de ces trois années de lutte un souvenir exaltant — un parfum de merveilleux, osa-t-il avancer. La résistance l’emporta en Algérie, au Maroc, en Italie, en France et en Allemagne… Il tua. « Je le faisais sans haine, c’était la guerre. » Il tuait, confia-t-il, sans diaboliser celui à qui il ôtait la vie. Il tuait avec le respect que l’on doit à l’adversaire. Mais si Vergès était gaulliste, il n’en demeurait pas moins proche du mouvement communiste. Il avait lu Marx et Lénine. Un peu seulement mais assez pour prétendre que le monde de demain devrait être plus juste. Le Pacte germano-soviétique n’entacha pas la passion qu’il portait à Staline : c’était « un chef », un homme qui savait conduire sa barque sans se soucier du courant et des vents dominants, un homme à qui l’on devait l’industrialisation d’un pays arriéré et sur qui, rien moins, reposait l’avenir de l’humanité tout entière… Les purges, les camps, les déportations dans l’Oural, les rafles de la Tchéka et les pelotons au petit matin ? Vergès ne se posait pas de questions. Ou, plutôt, ne voulut pas s’en poser. Jusque dans les années 1990, Vergès continua d’éprouver de l’admiration pour Staline — ce fut son mot —, bien qu’il concéda, certes, que l’homme fut un dictateur. Vergès fut un partisan fidèle : il ne dissimula jamais l’affection qu’il continuait de porter à de Gaulle, soldat insubordonné, héraut, à ses yeux, de la France libre et flambeau de l’indépendance des nations. C’était non sans fier- té qu’il récitait, cinquante ans plus tard, sur la scène d’un théâtre parisien et sous nos yeux, les quelques mots qu’il lui avait adressés lors de sa défense de Djamila Bouhired, la moudjahidate algé- rienne : « Tout drame français, je le sais personnellement, est un monde de drames humains, et de celui-là vous avez raison de ne rien cacher. Votre éloquente sincérité ne peut laisser personne indiffé- rent. Je vous prie d’agréer, Messieurs, l’assurance de mes sentiments les meilleurs et très distingués. P.-S. : Avec pour vous, Vergès, mon fidèle souvenir. » Jacques Vergès, marquis de la Révolution Publié sur www.revue-ballast.fr | 3 Charles de Gaulle, 24 août 1944 (colorisée par R. White) Anticolonialiste et anti-impérialiste Le combat contre le colonialisme constitua la colonne vertébrale de son existence. Lorsqu’on lui demandait si sa sensibilité de colonisé avait guidé sa vie, l’avocat répondait par l’affirmative. Vergès rallia le PCF puisqu’il était alors le seul parti français à s’opposer à la guerre d’Indochine et le quitta en raison de sa tiédeur quant à la question de l’indépendance de l’Algérie. De son soutien au FLN (1955) à sa présence à Tripoli (2011), un axe, un leitmotiv : soutenir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, lutter pour leur indépendance, briser l’hégémonie de l’Occident et œuvrer à l’avènement d’un monde multipolaire. Discours, parure et apparence !, a vivement contesté le journa- liste Antoine Glaser, auteur d’Africafrance : « Il était l’un des piliers de ce qu’on a appelé la Françafrique. Il faisait partie d’une douzaine de personnalités françaises influentes qui tiraient leur puissance à Paris de leur proximité avec les chefs d’État africains. En tant qu’avocat des hommes de pouvoir en Afrique, Vergès appartenait à ce club très fermé de ces Messieurs Afrique qui avaient pour nom Martin Bouygues, André Tarallo ou Vincent Bolloré, pour n’en citer que les plus connus. Ces hommes faisaient la pluie et le beau temps en Afrique, mais aussi en France. Ils étaient craints par les hommes politiques français car ils connaissaient l’envers du décor des relations franco-africaines. » « Pourquoi les crimes contre l’humanité dont vous l’accusez sont-ils réductibles à la seule humanité blanche ? » Jacques Vergès, marquis de la Révolution Publié sur www.revue-ballast.fr | 4 L’avocat marqua l’Histoire pour avoir inventé le « procès de rupture » au moment de la guerre d’Algérie : ses clients, jugés pour terrorisme, n’allaient plus chercher à se défendre mais allaient revendiquer leurs actions et renverser l’accusation. Terroristes ? Non, résistants contre des occu- pants, résistants comme l’avaient été les maquisards français contre la botte allemande. Coup de génie. « J’approuve entièrement [leur] action. Pour moi, [ils sont] les frères de ceux que j’ai connus dans la France libre », raconta-t-il dans l’ouvrage Jacques Vergès l’anticolonialiste. Les poseurs de bombes posent avant tout des questions, pensait celui qui se moquait des juges et des procureurs — seule l’intéressait l’opinion publique, celle qu’il devait atteindre, toucher puis convaincre, afin de trans- former une condamnation en geste politique à écho international. Djamila Bouhired, activiste du FLN condamnée à mort, fut ainsi graciée par l’État français après la campagne qu’il mena aux côtés de son complice, Georges Arnaud, en 1957. La liste de ses clients politiques les plus connus est éloquente : Georges Ibrahim Abdallah, Libanais engagé auprès de la guérilla palestinienne et accusé d’avoir participé à l’exécution d’un diplomate israélien et d’un militaire américain ; Carlos, Vénézuélien formé dans les camps d’entraînement pales- tiniens, qui tenta d’abattre un avion israélien au lance-roquettes ; certains membres de l’organisation anarcho-communiste Action Directe, en lutte uploads/S4/ jacques-verges-marquis-de-la-revolution.pdf

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  • Publié le Dec 03, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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