V ivre en toute intimité. Ces mots semblent aller de soi pour les vies protégée
V ivre en toute intimité. Ces mots semblent aller de soi pour les vies protégées, ils sont désastre pour celles qui ne le sont pas, lorsque le corps est sous tous les re- gards, aux vues des citadins et aux remarques des passants comme pour ces hommes et ces femmes à la rue, ceux qui vivent en institution. Pour eux, la question de l’intimité est déplacée. Car ils sont dans cette expérience extrême et douloureuse où le corps n’a point de secret. En gardant à l’esprit ces expériences empiriques, je voudrais rendre compte de l’historicité de cette notion d’intimité qui nous est si familière. Faisons un détour par le droit. Être à l’abri des regards indiscrets: l’intimité est historiquement protégée par le droit de la propriété qui, par exemple, interdit aux voi- sins «d’ouvrir des vues sur la propriété» d’à côté, percer des ouvertures, ouvrir des jours droits ou obliques. L’intimité s’articule en droit à la vue, une ouverture qui donne accès au voisin, à travers une longue histoire de la propriété d’un bien matériel. L’un des fondements de la propriété, c’est de dresser un écran face au regard des voisins, d’où une abondante jurisprudence sur «les jouissances», les «jours et les vues» de la domicilia- tion. Cette propriété s’étendra entre autres à la correspondance, lettre privée et courrier. Beaucoup d’encre a coulé durant deux siècles pour protéger le secret des lettres, le droit à l’image de soi autant que la propriété littéraire1. jean-françois laé IRESCO – CNRS 59, rue Pouchet 75017 Paris, France Courriel : j-f.lae@wanadoo.fr Pour mon fils, Anton, et notre dernière semaine à Néville 139 L’intimité: une histoire longue de la propriété de soi 1. Je me permets de renvoyer au chapitre 3, «les brouillons du divorce», dans Jean-François Laé, L’ogre du Jugement, Paris, Stock, 2001. Fixée au corps, l’intimité l’est eu égard à l’individu et à sa famille, de l’enfance à la maternité et à la paternité, comme une zone «de possession de soi». Le corps est un bien intime tant qu’il n’est pas «mis à jour» dans ses déviances: ivresse ou attentat à la pu- deur, mauvais soins ou personne en danger. En civil ou en pénal, le corps est convoqué à chaque fois que ses mouvements déviants sont portés à la connaissance publique. La liste est longue des attitudes et des tenues qui sont protégées par cette zone soumise mal- gré tout à la «publique renommée». La «possession de soi» est une seconde propriété, au sens fort, une propriété corporelle, de ses gestes, du soin de soi et de sa famille. Chevillée au secret, l’intimité l’est par ces deux genres de propriétés distincts et consacrés par le droit: la propriété privée et la propriété de soi. Non point un secret cul- tivé et gagné par des efforts individuels, une lutte quotidienne dans un combat à mains nues, mais par l’institution d’une séparation historique entre l’homme privé et l’homme public. Cette frontière a été construite sur un socle dès le xviiie siècle: un droit au se- cret d’une part de ses conduites, de ses paroles et de ses gestes. De sorte que la déten- tion de secrets incarne ou est coextensive à la propriété privée et à la propriété de soi, dont le terme privacy délivre simultanément en anglais les deux sens: l’intimité et le se- cret. Il en va de même de l’usage très ancien du mot jouissance: en droit, il relève de la possession d’un lieu, d’une terre, et dans le sens commun, il indique une possession du corps, le plaisir; comme si l’un supposait l’autre. Possession d’un lieu et possession d’un corps à l’abri de la vue,l’homme privé se réa- lise par cette double puissance indispensable,une protection à la recherche de confiances. Parce que le secret est synonyme de confiance, les sociabilités ne se confondent jamais avec la société. Parce qu’il se loge dans cette division historique du privé et du public, en soustrayant en quelque sorte des liens de l’ordre social, le secret joue à plein sur le registre de l’immunité. Nous y sommes, l’intimité pourrait se définir comme une sphère où les paroles et les actes n’ont pas de conséquences sociales. Comme un réservoir de gestes, un silo de paroles, cette zone fait refluer les sanctions, les regards, les savoirs et les peines. Domiciliation et corps, famille et filiation: en droit, ces notions sont sillonnées de secrets, de confidences qui scellent le sentiment de confiance. Et l’on en comprend toute la por- tée empirique lorsqu’on réfléchit aux hommes à la rue, cette itinérance sans «propriété» ni «propre à soi», cette figure dominée et obscure qui va et vient entre l’asile et «la manche», entre file d’attente et poudre d’escampette. Ses jours et ses semaines sont en «vacance» de propriétés. Non seulement l’intimité est impossible, mais de surcroît le corps de l’homme à la rue est menacé, surchargé d’alarme et comme mis à nu. l’intimité, le pouvoir et le droit L’intimité se décline sous différentes théories qui ont la particularité commune d’in- terroger le rôle du pouvoir (l’État, la possession sociale ou la propriété) dans l’une de ses fonctions, celle de conduire, d’autoriser ou de maîtriser une sphère au plus près de l’individu, le noyau ultime de ses secrets et de ses pensées. D’emblée, elle est logée soit comme un appendice indépendant par lequel le sujet est amené à s’observer lui-même, parfois à dire la part la plus secrète, la plus individuelle de sa subjectivité, soit comme 140 sociologie et sociétés • vol. xxxv.2 une dépendance de la stabilité d’une propriété matérielle qui, par la rente par exemple, autorise une part réflexive de l’individu, soit encore comme une résistance de soi, dé- tachée du statut social et qui déplace le sujet vers des exercices qui permettent de se gouverner lui-même. De ces théories du pouvoir, je ne prétends pas à en faire une syn- thèse, simplement elles nous offrent des outils et quelques pistes qui peuvent éclairer l’enquête sociologique lorsque celle-ci prend des gestes, des attitudes ou des tenus si- tués sur ce plan. Que vient faire ici l’enquête? C’est qu’elle porte parfois sur la vie pri- vée, dans les sphères des secrets et de l’autoréflexion, cette part des conduites pratiques à propos de laquelle s’évaluent l’autonomie et l’indépendance. L’État a concédé à l’individu dès le xviiie siècle des secrets légitimes qui lui sont in- dispensables pour le mobiliser, consolider son sentiment de confiance, pour susciter en lui un «for intérieur» qui puisse augmenter son champ d’action en dehors ou au côté de l’ordre public nous dit Koselleck2. Les secrets de l’individu sont conçus comme un puis- sant support de relations, un mécanisme actif qui libère et convertit de l’action, et dont la «publicité» serait préjudiciable à l’exercice de la confiance. Les hommes ont besoin de confiance, «ils ne se reposent jamais, ils agissent toujours3». Pour lui, «la dichotomie de l’homme en simple particulier et en homme public» est constitutive de la genèse du se- cret. Les Lumières dilateront peu à peu le «for intérieur», cette intime délibération, tout en protégeant ce domaine de l’État et qui resterait ainsi nécessairement enveloppé du voile du secret. S’appartenir rien qu’à soi-même, cultiver un espace intérieur à l’écart des autres, suppose un mouvement d’émancipation à l’égard des sphères publiques et à l’in- térieur même de l’intimité. En gros, l’État très tôt a délibérément abandonné l’intimité à l’individu, dans une sorte d’espérance d’un retour de bénéfice via la morale publique, ou du moins, comme prémisse nécessaire à la constitution d’un État démocratique. Une seconde conception introduit un préalable à toute formation d’une intimité continue; un individu, ce sont les supports économiques et sociaux qui le font advenir, des biens qui le mettent hors de ces situations de dépendance. On ne peut être pro- priétaire de sa personne si l’on n’est pas propriétaire de biens, de régulations collectives et d’un travail socialisé. Par une pyramide de protections sociales, l’individu se soustrait à la subordination et se place dans des ressources de type relationnel, culturel, écono- mique, bref des biens objectifs que le constitue comme individu moderne. On peut ainsi partir d’une question qui se formulerait ainsi: les figures de l’intimité dans le droit et la jurisprudence du xixe siècle ne sont-elles pas des répliques du pou- voir domestique4? L’intimité, l’attache personnelle, la parole attachée, les mouvements du corps ne sont-ils extraits ou empruntés à une pragmatique familiale qu’en tant que modèle positif et à condition de ne pas glisser sur «la mauvaise pente» de Portalis? 141 L’intimité : une histoire longue de la propriété de soi 2. «Dans la mesure ou l’homme, comme sujet, s’acquitte de son devoir d’obéissance, le souverain se désintéresse de sa vie privée. Ce sera le point de départ spécifique des Lumières», nous dit Koselleck. Il ajoute: «La nécessité d’établir une paix durable incite l’État à concéder à l’individu un for intérieur qui diminue si peu la décision souveraine qu’il lui en devient au contraire indispensable.» 3. Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil (1841), éditions confluences, 1999. p. 18. uploads/S4/ l-x27-intimite-une-histoire-longue-de-la-propriete-de-soi.pdf
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- Publié le Apv 18, 2021
- Catégorie Law / Droit
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