LA COUTUME DANS LES DROITS ORIGINELLEMENT AFRICAINS Michel ALLIOT (paru dans Bu

LA COUTUME DANS LES DROITS ORIGINELLEMENT AFRICAINS Michel ALLIOT (paru dans Bulletin de liaison du LAJP, n° 7-8, 1985, pp. 79-100) On jouait à toutes les tables, et souvent gros. La nuit avait été longue et la fumée qui depuis longtemps avait envahi le tripot empêchait de voir de l'une à l'autre. Il eût fallu se déplacer et l'on aurait alors été émerveillé par la variété. Chaque table jouait un jeu différent : ici les tarots, le lansquenet, le pamphile, le polignac et le mistrigri, là le whist, le bridge et le boston, plus loin la belote, la bataille et même le bonneteau. Tout à coup les joueurs de belote quittèrent leur table pour observer celle de bridge. L'un d'eux revint assez vite ayant remarqué que les bridgeurs ne connaissaient pas les règles du jeu (il songeait à celles de la belote) et commettaient beaucoup d'erreurs : optimiste et bienveillant, il pensa qu'ils finiraient par les apprendre et par savoir jouer. Les ayant observés plus longtemps, un de ses camaradcs comprit qu'ils ne s'essayaient pas à la belote mais à un autre jeu : il nota la façon dont ils classaient les cartes et les abattaient et rejoignit le premier pour lui faire part de sa découverte. C'est alors que le troisième joueur de belote, ayant deviné qu'il fallait connaÎtre les règles du bridge pour comprendre la partie s'en enquit auprès des joueurs : ils lui remirent un manuel, ajoutant qu'il ne suffirait pas de bien le lire et qu'il lui faudrait une longue pratique du tripot pour prétendre connaître le bridge. Ainsi vont les sociétés humaines. Chacune joue un jeu particulier que les autres peinent à déchiffrer. Ainsi est allée notre découverte des Droits originels de l'Afrique noire : par étapes. Des rapports des premiers administrateurs aux coutumiers juridiques de l'A.O.F., aux Éléments de R. Possoz et au Traité d'André Sohier, nos connaissances semblent s'être considérablement enrichies. Un doute subsiste pourtant. Quand on lit les anthropologues sur les sociétés d'Afrique noire comme sur tant d'autres, on est frappé de constater qu'ils n'y voient que l'envers de nos propres sociétés : qu'elles soient sans État, sans chefferie, sans complexité, sans écriture, sans histoire, sans surplus, froides quand les nôtres sont chaudes, répétitives quand nous sommes créatifs, mythiques quand nous sommes rationnels, elles ne se définissent que par le manque de ce que nous sommes. On soupçonne alors que les administrateurs et les juristes qui ont recueilli les coutumes participaient du même esprit et l'on repère vite que de fait la coutume était pour eux l'envers de la loi (non écrite, non publique, non générale, incertaine, irrationnelle, inapte aux innovations volontaires) et le Droit l'envers du nôtre (non différencié de la religion, de la morale et des habitudes sociales, ignorant la distinction du Droit public et du Droit privé, celles des personnes et des choses, collectif et inégalitaire). La collecte donnait l'illusion de connaître les coutumes, elle n'avait pas permis de les reconnaître. Les Droits originels d'Afrique n'étaient pas des Droits originaux, mais des ébauches de Droits qui, par évolution naturelle ou aidée, devaient rejoindre les seuls vrais Droits, ceux de l'Occident. Optimiste comme le premier joueur de belote, Henri Lévy-Bruhl reprenait le terme appliqué par Louis Gernet aux sociétés grecques archaïques et parlait des pré-droits. Il fallut attendre 1957, pour qu'avec Elias T. Olawale, la nature propre du droit coutumier africain fût reconnue. Depuis lors, si nombre de juristes occidentaux ou occidentalisés continuent à proposer les modèles anglais, français, italien, socialiste, égyptien, etc., à démontrer les exigences prétendument universelles du développement ou à analyser leurs effets sur les vues des nouveaux législateurs et sur ce qui demeure de la tradition, quelquesuns avec Guy Adjeté Kouassigan se sont tournés vers cette tradition pour la découvrir en elle-même, discerner ce qui, ayant perdu son fondement, doit être abandonné et ce à quoi il convient au contraire de s'attacher. Avec notamment Stanislas Méloné, Pierre-Louis Agondjo-Okawé, Dika Akwa nya Bonambela, Fongot Kinni, Isaac Nguema, Mamadou Niang, Mamadou Balla Traoré, Mamadou Wane, Étienne le Roy, Francis Snyder et moi-même, le Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris avait déjà entrepris cette quête d'authenticité. Ces travaux signifient qu'aujourd'hui les droits originellement africains ne sont pas seulement connus : ils sont reconnus. Nous comprenons mieux la coutume lorsque nous savons écouter, dans l'oralité, le secret les particularismes, l'incertitude et l'inaptitude face aux innovations volontaires, non comme des manques mais comme d'efficaces défenses assurant la liberté du groupe contre des pouvoirs étrangers. Néanmoins, comme le troisième joueur de belote, il faut aller plus loin. Ayant reconnu que les droits originellement africains constituent un ou plusieurs systèmes juridiques propres, on doit se demander pourquoi tel système et pas tel autre. La question, il est vrai, ne se limite pas aux systèmes africains : pourquoi le système juridique français est-il ce qu'il est, différent du système romain, du système chinois, du système indien et des systèmes africains ? Pierre Legendre a entrepris de répondre à la question par une sorte de psychanalyse de la société française, une anamnèse qui nous ramène sans cesse au début de notre millénaire : il nous fait retrouver de qui et comment nous avons appris à penser et pourquoi nous ne pouvons plus penser autrement. On peut aussi analyser les représentations religieuses, toujours essentielles pour découvrir la logique des sociétés. Il n'est pas indifférent de savoir que, pour l'Occident chrétien, Dieu est Celui qui Est avant d'être Celui qui crée : il Est de toute éternité, il aurait pu ne pas créer, ou créer autrement. En lui l'Être prime l'action. À son image, les Occidentaux affirmeront le primat de l'être sur la fonction. Plus particulièrement, les juristes français ne pourront se représenter la société que comme un ensemble de personnes ayant la plénitude de l'être juridique, donc les mêmes droits quelles que soient les fonctions qu'elles remplissent : vision impossible dans une Afrique animiste où la fonction primant l'être, la personnalité juridique d'un individu ou d'un groupe s'accroît progressivement à la mesure des fonctions qu'il est appelé à exercer. De même, il n'est pas indifférent de savoir que pour l'Occident chrétien, le Dieu unique est radicalement extérieur à sa création, qu'il la recrée à chaque instant et qu'il la gouverne souverainement par la contrainte uniforme de ses lois et décrets. Jamais les juristes français ne se déferont de cette image. Ils ne pourront concevoir l'Etat -avatar laïcisé du Dieu chrétien - que comme unique, centralisé, extérieur aux citoyens, leur accordant à chaque instant la personnalité qui leur permet d'être et les droits qui leur permettent d'agir et les gouvernant souverainement par la contrainte uniforme des lois et décrets : hors de l'État et de ses lois uniformes point de Droit. Les juristes français ne pourront imaginer que le Droit prenne en compte la variété des identités individuelles ou collectives, ils ne pourront concevoir de décentralisations qu'ordonnées par l'État central, uniformes et garanties par la lui. Opposition radicale entre la France et l'Afrique animiste : ici l'uniformité c'est la vie, là-bas c'est la mort. Ce détour par la société française montre qu'il y a une véritable génétique de la pensée juridique. La cosmogonie influence-t-elle l'image qu'une société se fait d'elle-même et du même coup les institutions qu'elle se donne ? Ou bien la manière de penser l'univers et celle de se penser sont-elles prisonnières d'une même logique ? Il suffit ici de constater que tout système juridique répond à une logique qui le dépasse et le détermine, mais que cette logique permet et en même temps limite l'intervention. Le chercheur qui veut connaître les Droits originels de l'Afrique noire doit aujourd'hui imiter le troisième joueur de belote. Après les avoir pris pour le contraire de notre propre Droit, puis les avoir reconnus en tant que Droits, il faut mettre au jour la logique qui a permis leur genèse et limité leur expression. Jusqu'alors on ne peut pas plus prétendre connaître ces Droits qu'on ne pourrait le faire du bridge après avoir observé les joueurs sans se préoccuper des règles. Prenant appui sur les travaux de Dika Akwa Nya Bonambela, ainsi que d'Étienne Le Roy et de quelques autres chercheurs du Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris, je me suis attaché depuis quelques années à éclairer les Droits originellement africains en dégageant cette logique et en la situant par rapport à celle qui gouverne le Droit français le plus officiel. Sur deux points au moins elles sont à l'opposé l'une de l'autre : - la première affirme le primat de la fonction, tandis que la seconde repose sur celui de l'être ; - la première postule l'inclusion des contraires tandis que la seconde repose sur leur union. 1 - LE PRIMAT DE LA FONCTION Le primat de l'être n'a pas toujours été admis en Occident : d'antiques cosmogonies grecques n'ont-elles pas enseigné que les êtres étaient sous la dépendance de la justice ou de la guerre qui en réglaient la naissance et la mort ? Mais c'est aux êtres que pensaient les physiciens ioniens qui les décomposaient en leurs éléments uploads/S4/ la-coutume-dans-les-droits-originellement-africains.pdf

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  • Publié le Fev 17, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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