Anne Cauquelin L'ART DU LIEU COMMUN Du bon usage de la doxa L A C O U L E U R D
Anne Cauquelin L'ART DU LIEU COMMUN Du bon usage de la doxa L A C O U L E U R D E S I D ÉE S SEUIL ANNE CAUQUELIN L'ART DU LIEU COMMUN DU BON USAGE DE LA DOXA ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris Vfe Rosso Fiorentino, L' Jgnorance chassée. Fresque, château de Fontainebleau. Photo RMN-Peter Willi. ISBN : 2-02-035966-9 © Éditions du Seuil, février 1999 Le Code de la propriété in1ellec1uelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Aux PORTES DU PALAIS Aveuglés d'un bandeau, des femmes éplorées, des vieillards lamentables, un boiteux obèse, un adolescent inquiet, tous s'agitent en désordre, tous jettent au ciel leurs bras suppliants. La scène se passe dans la cour d'un palais, ou sur une place, dans la ville. Du palais on ne voit en haut de quelques marches qu'une porte encadrée de colonnes de porphyre, monumentale quoique étroite, et d'où vient, nimbée d'or, une lumière quasi surnaturelle. Dans l'encadrement de cette porte, un chevalier coiffé de lauriers gravit les marches et se dirige d'un pas assuré vers l'intérieur du palais; il tourne résolument le dos à la multi tude des pauvres gens et, de la main droite, brandit haute ment une épée (qu'il tient plutôt comme un chandelier). Sans doute le chevalier vient-il, tel l'ange biblique, de mettre à la porte du paradis ces malheureux ignorants, les condamnant aux ténèbres alors que luisent toutes proches les lumières de la raison et de la science. Les voici, ces femmes et ces enfants errant dans la nuit de la doxa, humains cependant, trop humains sans doute. Affligés d'humanité. L'une de ces figures pleure, prostrée, les cheveux répandus devant son visage, qu'ils cachent; c'est peut être la doxa elle-même, honteuse de son exil. Le tableau de Rosso, dans la grande galerie du château de Fontainebleau, première travée sud, s'intitule L'ignorance chassée. 7 L'ignorance chassée, par Giovanni Battista di Jacopo, dit Rosso Fiorencino (1496-1540), fresque, château de Fontainebleau. A V ANT-PROPOS Lieu commun peut s'entendre en plusieurs façons. Générale ment, l'expression est prise dans un sens péjoratif, comme idée reçue, banale, usée, sans intérêt. Le lieu commun est à la fois vul gaire (se traîne dans les bas-fonds), trivial (l'ordinaire de la conversation), court partout, ce qui est curieux pour un lieu, mais siège le plus souvent à la table du café du commerce, où il s'étale effrontément. Le dictionnaire des idée reçues et le couple Bouvard et Pécu chet passent à bon droit pour en exposer l'inanité. Le commun, cependant, peut être considéré aussi comme ce qui est en partage, à la source du sentiment communautaire, bienvenu pour un esprit démocratique. Nous partageons de la mémoire (notre histoire), des comportements (nos us et coutumes), quelques principes ( dont celui du commun, naguère appelé « fraternité » ). Il y a de l'égalité aussi dans le partage du commun. Bref, sous cet angle, le lieu commun se hisse à un niveau acceptable. Peut-être même« lieu» retrouve-t-il alors un sens spatial: un lieu commun est un lieu où l'on se réunit, qui appartient à tous, autrement dit : public. Dès qu'il frôle la notion de communauté, le lieu commun semble s'anoblir. Il s'anoblit aussi, ou tout au moins s'intellectualise avec la rhé torique, quand, au pluriel, « lieux communs » désigne les mille et une manières de traiter un sujet, et comme une sorte de liste où l'on doit puiser pour défendre une cause ou attaquer un adversaire en telle ou telle occasion. De l'inanité générale du lieu commun - idée reçue - on passe alors à l'efficacité d'un usage particulier. Cette pluralité de sens ne facilite pas la compréhension ; tiraillé de droite et de gauche, le lieu commun ne trouve pas facilement 9 L'ART DU LIEU COMMUN une assise. Tant s'en faut. Surtout quand il subit toutes les dérives et déclinaisons qui atteignent l' «opinion», avec laquelle on le confond souvent. L'opinion, en effet, vient à point nommé prendre le relais du lieu commun ; considérée comme une sous-pensée, un sous-pro duit, idée toute faite, prête à porter, elle est composée de bruits divers, de «on-dit» et de bribes mêlées d'informations. Simple résultat d'humeurs particulières assemblées et de caprices sans fondement, elle est changeante, malléable, non fiable. Depuis l'origine de la philosophie occidentale, l'opinion privée a été confinée au degré le plus bas de l'échelle des connaissances. Publique, en revanche, elle est hissée au premier rang des puis sances politiques et joue un rôle considérable dans la vie politique du pays. En passant de la pluralité des opinions privées (chacun la sienne) à l'unité de la vox populi, l'opinion se transforme, elle conseille ou dirige les gouvernements, qui la consultent, l 'écou tent et la craignent. Ce dernier trait, qui contredit le premier, valorise une partie de l'opinion, dont on ne peut plus parler entièrement en mal. Cette chance n'advient pas au lieu commun, qui reste, lui, du mauvais côté de la barrière. Il reste commun au sens pauvre, et ni son alliance épisodique avec la rhétorique ni l'appel qu'il adresse à une communauté et à un partage ne réussissent à le tirer hors de cet état. Il semble au contraire que le terme de « lieu commun » soit là pour désigner le mépris que l'on voue à cette part de l 'opi nion dont nous avons mauvaise opinion. Parler du lieu commun et le célébrer en tant qu'il serait un art, une certaine manière d'être, de se souvenir, de parler et de vivre ensemble, nécessite alors de le dégager de ces recouvrements. Non seulement nous devrions le distinguer et le tenir écarté de ce qu'on entend par opinion, mais il faudrait encore le rapporter à sa source, en dessiner la figure singulière et celle des multiples domaines où il atteste pleinement sa vertu. Pour cela, nous sommes grandement aidés par une antique notion qui nous vient de la Grèce bien avant que sa traduction en « opinion » n'en ait repeint et voilé le sens : il s'agit de la doxa. 10 AVANT-PROPOS Tenue dans la rélégation, la doxa est en effet, tout comme le lieu commun, dont nous verrons qu'elle est à la fois la source et la version élargie, située au plus bas degré de la connaissance. Confondue avec cette opinion méprisable qui n'est que l'ombre de la raison, elle œuvre cependant discrètement à construire un monde dans lequel ce que nous nommons « lieu commun » trouve enfin sa place. Mal-aimée de tous ceux qui visent à discourir savamment d'un sujet, traitée de vagabondage anecdotique, de parole pour ne rien dire, non fiable, cette parole qui ne vérifie pas ses sources et donc permet le« n'importe quoi» est l'antithèse du sérieux exigé par la communauté des savants. Le doxographe est honni, pour ce qu'il ne départage pas le vrai du faux, donne tout à la fois des ver sions contradictoires des événements relatés, ne justifie pas ses choix et ne permet en aucun moyen d'accéder à la vérité vraie. Plus encore, celui qui cite le doxographe est lui-même taxé de doxophilie, maladie assez honteuse pour être montrée du doigt. .. Que dire alors du doxologue, celui qui entend parler avec un tant soit peu de respect de cette parente pauvre de la connaissance? Il sera confondu dans la réprobation même qui entoure l'objet de son analyse. Comme le dit la comptine, « celui qui le dit y est». Il est en effet un caractère de la doxa tel que toute opinion à son sujet, aussi rigoureuse qu'elle s'efforce d'être, si argumentée soit elle, se voit frappée d'inconsistance, devient changeante, versa tile, ambiguë, comme la notion à laquelle elle tente de s'appliquer : il y a là un effet de contamination de la pensée par son objet assez remarquable - et qui nous incite d'ailleurs à réfléchir à d'autres contaminations possibles, telles par exemple celles qui affectent les discours sur l'art, sur la métaphysique ou sur la science-, comme si, parlant d'ennui, il fallait être ennuyeux, de bêtise être bête, ou du banal, ne dire que des banalités. Cependant, si je me lance, malgré ce handicap, dans une sorte d'éloge du lieu commun et de la doxa, ce n'est pas par pur esprit chevaleresque; plusieurs motifs se mêlent pour me pousser à cette entreprise. Le premier d'entre eux, je dois le confesser ici, 11 L'ART DU LIEU COMMUN tient aux relations coupables que j'entretiens depuis longtemps avec celle-là. Non que je me repente, tout au contraire, car c'est dans la sphère de la doxa que j'ai trouvé de quoi nourrir et, quel quefois, mener à bien mes recherches - et quand je dis« sphère», je fais appel au processus, au mode de liaison et aux événements qui la caractérisent. Je n'en uploads/S4/ lart-du-lieu-commun-du-bon-usage-de-la-doxa-cauquelin-anne 1 .pdf
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- Publié le Jui 03, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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