1 LE JUGE ADMINISTRATIF, REMPART DE PROTECTION DES CITOYENS CONTRE L’ADMINISTRA

1 LE JUGE ADMINISTRATIF, REMPART DE PROTECTION DES CITOYENS CONTRE L’ADMINISTRATION EN AFRIQUE NOIRE FRANCOPHONE ? Voici plus de cinquante ans qu’après avoir abrité certaines manifestations du miracle que constitue la soumission de l’administration au contrôle du juge1, les Etats africains francophones subissent l’épreuve de l’entreprise de régulation du cours de la puissance publique. Legs en effet d’un colonisateur soucieux non seulement de profits et de commerce marchands, mais aussi d’assimilation et de transposition de ses règles, principes, institutions et valeurs, la justice administrative recueillie et pratiquée depuis lors doit tenir le pari de disqualifier l’arbitraire des gouvernants et d’assurer corrélativement la protection juridictionnelle des citoyens. Tant l’enracinement de l’organe que l’essor de son rôle sont devenus incontestables dans le paysage juridictionnel africain. Car à s’en tenir à la parution des recueils nationaux commentés de « grandes décisions de la jurisprudence administrative »2, et à une production doctrinale montrant un intérêt davantage soutenu sur le sujet, on serait tenté de dire, tel l’alchimiste les yeux rivés sur les transformations en cours dans l’athanor, que la « matière prend forme ». Au fil du temps, l’idée d’un aménagement d’une justice administrative s’est donc imposée en contrepartie du caractère inégalitaire des rapports juridiques qui s’établissent entre l’administration et les personnes privées. Dans le principe, l’intervention du juge administratif visera à soumettre l’administration au respect des règles qui régissent l’exercice de ses pouvoirs, à contenir les privilèges dans les limites que leur assigne la règle de droit, et à permettre aux administrés soit de paralyser une 1 « L’existence même d’un droit administratif relève en quelque sorte du miracle », écrivait Prosper WEIL dans son "Que sais-je", Le Droit administratif, PUF, n° 1152, p. 3. On songe également aux nombreux litiges nés dans les dépendances coloniales, et dont le règlement a permis au Conseil d’Etat français, d’élaborer d’importantes règles du régime administratif. La 1re édition des Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative (G.A.J.A) de 1956 annotait 114 arrêts dont certains ont été rendus à partir des faits survenus dans les possessions coloniales françaises en Afrique ; on citera, l’arrêt Botta de 1904 (à propos d’un receveur des contributions en Algérie), l’arrêt Tomaso Grecco de 1905 à propos d’une course de taureaux en Tunisie, qui a introduit une responsabilité de la puissance publique au titre des activités de police, l’arrêt Société Commerciale de l’Ouest Africain ou Bac d’Eloka (1921) du Tribunal des Conflits, l’arrêt Robert de Lafreygère, le requérant étant chef de service aux chemins de fer de Madagascar (1923), l’arrêt Couitéas, également de 1923, l’arrêt Etablissements Vezia de 1935, l’arrêt Compagnie maritime d’Afrique orientale de 1944, l’arrêt Syndicat général des Ingénieurs-conseils de 1959, l’arrêt Marécar (Mougamadou sadagnetoullah …) de 1935 ; voir Bernard PACTEAU, « Colonisation et justice administrative » in Jean MASSOT (dir.), Le Conseil d’Etat et l’évolution de l’outre-mer français du XVIIe siècle à 1962, Dalloz, 2007, Coll. Thèmes et Commentaires, p. 49 et suiv. 2 Voir entre autres, Guillaume PAMBOU TCHIVOUNDA, Les grandes décisions de la jurisprudence administrative du Gabon, Pedone, 1994 ; Jacques Mariel NZOUANKEU, Les grandes décisions de la chambre administrative sénégalaise, Tome 1, Publications de la RIPAS, 2e éd. 1984 ; Martin BLEOU et Francis WODIE, La chambre administrative de la Cour suprême et sa jurisprudence, Economica, 1981 ; Salif YONABA, Les grandes décisions de la jurisprudence burkinabè, droit administratif, Coll. Précis de droit burkinabè, 2004 ; du même auteur, La pratique du contentieux administratif en droit burkinabè de l’indépendance à nos jours, Presses universitaires de Ouagadougou, 2008 ; Ahmed Tidjani BA, Droit du contentieux administratif burkinabè, Coll. Précis de droit burkinabè, 2007 ; Jean du Bois de GAUDUSSON, « La jurisprudence administrative des Cours Suprêmes en Afrique », in Gérard CONAC et Jean du Bois de GAUDUSSON (dir.), Les Cours Suprêmes en Afrique, La jurisprudence administrative, vol 3, Economica, 1988 ; Recueil (non annoté) des Arrêts de la Chambre administrative de la Cour Suprême de la République Centrafricaine (1982-1995), éd. Giraf et Agence intergouvernementale de la francophonie, 2000. Outre les recueils, la production doctrinale est tout aussi foisonnante ; pour les plus récentes couvrant l’ensemble des Etats africains francophones, voir entre autres : Placide MOUDOUDOU, « Les tendances du droit administratif dans les Etats d’Afrique francophone », Revue Juridique et Politique, n°1, 2010, p. 43 à 97 ; Yédoh Sébastien LATH, « Les caractères du droit administratif des Etats africains de succession française, vers un droit administratif africain francophone ? » RDP, n°5, 2011, p. 1254 à 1288. 2 activité administrative irrégulière, soit d’obtenir une certaine compensation pour les préjudices qu’elle a pu leur causer. Jean-Marie AUBY et Roland DRAGO diront que « le contentieux administratif remplit donc une fonction de protection des administrés contre l’administration. Il met les individus à même de préserver, dans la mesure prévue par la règle de droit, leurs droits et intérêts à l’encontre des exigences de l’action administrative»3. La finalité ainsi assignée au contentieux administratif en tant que mécanisme de protection des libertés publiques, appelé par ses perfectionnements à exprimer une conception libérale de la société a parfois été discutée ; car le contrôle dévolu à un juge sur l’action administrative peut ne révéler qu’une stratégie politique « susceptible de fournir un exutoire légal aux mécontentements dont tout régime autoritaire redoute la fermentation»4. Une autre fonction du contentieux administratif sera de servir d’instrument devant concourir à une plus forte affirmation du pouvoir hiérarchique en s’assurant la garantie de la docilité de l’ensemble de l’administration. On verra alors dans le redressement par le juge des irrégularités administratives, le moyen d’obliger les diverses autorités administratives au respect des règles établies par les autorités placées à la tête du corps politique. A cet égard, le contrôle de la légalité des actes administratifs constitue un des procédés les plus efficaces pour mettre fin à l’inobservation de ces règles, et « il joue un certain rôle préventif en menaçant l’administration de nouvelles sanctions en cas de renouvellement de l’illégalité »5. On comprend qu’à la lumière de ces justifications variées du contentieux administratif, certains auteurs aient pu conclure que le droit administratif africain était un « droit engagé, consistant beaucoup plus en une technique de rationalisation de l’action administrative, destinée à assurer son efficacité, sa rigueur, sa cohérence au service des fins déterminées au sommet qu’en un contrepoids au profit des droits individuels »6. Ces remarques, reconnaît Alain BOCKEL, sont générales et mériteraient d’être nuancées. La situation peut varier selon les pays, selon l’importance et la réalité du contrôle juridictionnel de l’administration ; elle peut varier aussi selon les secteurs de l’action des pouvoirs publics7. La propension à généraliser l’idée que les Etats africains francophones n’auraient connu qu’un droit administratif d’exception, porté à valoriser les prérogatives de puissance publique, au lieu de les limiter8 est la conséquence des choix opérés dans les années 1970. Consécutivement, l’équation se révèle d’une simplicité aveuglante ; dans un contexte politique et institutionnel autoritaire dominé par un parti unique ou caractérisé par une idéologie marxiste-léniniste9, le droit ne paraîtrait pas en mesure de donner à la société une assise libérale. Ce n’est pourtant pas un moindre contraste que de constater que même dans les régimes unanimitaires et monopartisans, ou encore dans ceux qui se réclamaient du marxisme-léninisme, le choix de donner un juge à l’administration n’a pas été remis en cause, et qu’une jurisprudence, sans toutefois se distinguer par la profusion, se construisait. Même sous la « dictature du prolétariat » et du parti unique au Bénin de 1985 à 1989, la Chambre administrative de la Cour Suprême a été saisie de 111 recours soit une moyenne de 27 à 28 par an10. A l’échelle des Etats africains francophones, un bilan dressé par le Professeur Jean du 3 Jean-Marie AUBY et Roland DRAGO, Traité de contentieux administratif, LGDJ, 3e éd. 1984, vol. 1 p. 15. 4 Jean RIVERO, Droit administratif, Précis Dalloz, 13e éd. p. 299. 5 Jean-Marie AUBY et Roland DRAGO, op cit, p. 16. 6 Alain BOCKEL, Droit administratif, NEA, 1978, coll. Manuels et Traités, n° 2, p. 36. ; Placide MOUDOUDOU, « Les tendances du droit administratif dans les Etats d’Afrique francophone », op cit, p. 46. 7 Alain BOCKEL, op cit, p. 37. 8 Placide MOUDOUDOU, op cit, p. 46. 9 Jean du Bois de GAUDUSSON, « Trente ans d’institutions constitutionnelles et politiques : points de repère et interrogations », Afrique Contemporaine, n° 164, octobre-décembre 1992, p. 52. 10 Voir la communication de M. André LOKOSSOU, Conseiller à la Chambre administrative du Bénin lors du séminaire d’échanges et de perfectionnement consacré au Contentieux administratif et à l’Etat de droit , Marrakkech 14-21 décembre 1996, Agence de la Francophonie, p. 215. 3 Bois de GAUDUSSON montre que dès les années 1960, la justice administrative était bien sollicitée tant aux fins d’annulation qu’aux fins de réparation11. Ces données ne revêtent pas qu’un simple intérêt historique ; elles montrent qu’en dépit de la faiblesse des saisines, et sauf certaines hypothèses d’éclipse, le juge administratif n’en a pas moins continué à exercer son office sur recours des citoyens persuadés de pouvoir uploads/S4/ le-juge-administratif-rempart-de-protection.pdf

  • 27
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Mar 27, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.7826MB