LEGALITE ET LEGITIMITE DU RECOURS A LA FORCE : DE LA GUERRE JUSTE A LA RESPONSA
LEGALITE ET LEGITIMITE DU RECOURS A LA FORCE : DE LA GUERRE JUSTE A LA RESPONSABILITE DE PROTEGER * Emmanuel DECAUX Professeur à l’Université Panthéon-Assas Paris II Avant de nous interroger sur la place du droit dans la morale, les organisateurs du colloque nous invitent à nous interroger sur la place de la morale dans le droit. La question peut sembler naïve, s’agissant du droit positif - « posé » et imposé par l’Etat -, et plus encore du droit international public qui reste encore très largement un droit interétatique, c’est-à-dire essentiellement un droit fait par les Etats et pour les Etats - ces « monstres froids ». Et pourtant, il suffit de relire la Charte des Nations Unies pour voir la place faite à l’éthique des relations internationales. Dès le Préambule, les premiers considérants semblent dresser devant nous un puissant diptyque, opposant les horreurs de la guerre et les bienfaits de la paix. Comme dans la fresque de Lorenzetti sur le « bon gouvernement » dans la salle de la paix de l’Hôtel de ville de Sienne. D’un côté, le « fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances ». De l’autre, la « foi dans les droits fondamentaux de l’homme », « dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites ». C’est sur cette égalité juridique des Etats, faisant écho à l’égalité des êtres humains, que la Charte entend « créer les conditions nécessaires au maintien de la justice » et du droit international pour « vivre en paix l’un avec l’autre ». De même que le fléau de la guerre était mesuré à l’échelle humaine des générations, c’est en terme de « bon voisinage » que ce vouloir vivre ensemble est évoqué. La Charte des Nations Unies établit ainsi un lien étroit entre la justice et la paix, la justice par la paix, la paix par la justice … retrouvant la belle définition donnée par Léon Bourgeois, au début du siècle : « La paix, c’est la durée du droit »1. Certes, après avoir laissé parler « les peuples des Nations Unies » en préambule, dans une forme de prosopopée, les Etats reprennent la parole dans les articles de la Charte, en organisant le « maintien de la paix et de la sécurité internationales » sur la base du rapport de forces entre les vainqueurs, tel qu’il avait été défini à Yalta entre Roosevelt, Churchill et Staline. L’égalité des Etats fait elle-même aussi place au directoire des grandes puissances, assurées de leur droit de veto sur toute décision du Conseil de sécurité. Mais l’esprit des auteurs de la Charte reste bien d’« accepter des principes et * Ce rapport a été présenté à l’occasion d’un colloque sur « La guerre juste, problème ouvert » organisé à Rome par le doyen Jean-Paul Durand (Institut catholique de Paris) et le professeur Giorgio Barberini (CNR Italie). 1 La Société des Nations, Paris, Crès, 1914. Droits fondamentaux, n° 5, janvier - décembre 2005 www.droits-fondamentaux.org 2 (prov.) Emmanuel DECAUX instituer méthodes garantissant qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes [armed force], sauf dans l’intérêt commun ». On pourrait objecter que la formule de Léon Bourgeois a été balayée dès la première guerre mondiale et que la Société des Nations n’a pas empêché la seconde guerre mondiale. Que la guerre froide elle-même a paralysé pendant près de 40 ans le système onusien, multipliant les crises périphériques aux deux blocs, en Asie puis au Proche-Orient, et qu’aujourd’hui le système se trouverait déséquilibré par l‘anarchie internationale et l’hyper-puissance américaine. Autrement dit, la Charte n’aurait jamais fonctionné normalement comme le prévoyaient ses auteurs. Une nouvelle fois, la force l’emporterait sur le droit, faisant des traités de simples « chiffons de papier droit », ou pire la force serait le nouveau visage du droit, la « loi du plus fort ». Le droit international, dépouillé de ses illusions universalistes, retrouverait un « état de nature » qui lui serait consubstantiel, quittant la « serre kantienne ». Soixante ans après la création des Nations Unies, la fragilité du cadre juridique ainsi établi est évidente, mais aussi son caractère unique, et irremplaçable, alors que 191 Etats sont pleinement liés par ses principes, ses valeurs et ses objectifs. L’interdiction du recours à la force par la Charte des Nations Unies comporte une triple dimension qu’il convient de préciser d’emblée, pour mieux situer le débat. D’abord une dimension historique, avec la progressive mise « hors la loi » de la guerre. Pendant des siècles, le droit international a été un droit de la guerre et de la paix. Pour la première fois, le Pacte de la SdN consacre « certaines obligations de ne pas recourir à la guerre », en interdisant les guerres d’agression, et en organisant un moratoire de 3 mois avant tout « recours à la guerre » (art. 12). Cette formule d’arbitrage politique était sans doute utopique, pour démobiliser les belligérants, mais on retrouve aujourd’hui encore ces « négociations de la dernière chance » d’une diplomatie « au bord du gouffre », même si cette pause apparente n’est souvent qu’un délai imposé par la montée en puissance militaire des armées modernes. La Charte des Nations Unies va au terme de cette logique, avec l’article 2 § 4 : « Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace et à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les Buts des Nations Unies ». La formule comporte sans doute des limites en ne visant que « leurs » relations internationales. Formellement l’engagement ne vaut qu’entre Etats membres, ce qui a l’origine était une lourde hypothèque, tout comme la référence menaçante aux « ex-ennemis » (art. 107). Aujourd’hui que l’Organisation est devenue universelle, le sous-entendu a perdu une grande part de son importance. Mais reste entier le distinguo entre relations internationales et « affaires intérieures », qui a été invoqué lors des débats historiques sur la décolonisation et qui concerne encore aujourd’hui la « guerre » menée par la Russie en Tchétchénie. Dans ces limites, la guerre est interdite dans les relations internationales, sous réserve des exceptions établies par l’article 51 de la Charte concernant le « droit naturel légitime défense », mais aussi l’usage collectif de la force au nom des buts et principes onusiens, dans le cadre du chapitre VII. Pour autant, et c’est la dimension juridique du débat, n’a-t-on fait que changer de vocabulaire, à défaut de transformer la réalité ? La Charte elle-même ne parle pas de « guerre » mais de « recours à la force ». Le droit de la guerre fait désormais place au « droit des conflits armés » … avec le premier Protocole additionnel aux conventions de Droits fondamentaux, n° 5, janvier - décembre 2005 www.droits-fondamentaux.org Légalité et légitimité du recours à la force 3 (prov.) Genève consacré aux conflits armés internationaux et le second Protocole sur les conflits armés non internationaux, tous deux adoptés en 1977. Loin de disparaître, le champ de la guerre s’étend. Bien plus, la neutralité traditionnelle du droit de la guerre fondé sur la réciprocité et l’égalité des belligérants, fait place à une légitimation des guerres de libération nationale qui en tant que telles sont qualifiées de « conflits armés internationaux », du fait de « lutter contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (Protocole I, art. 1 § 4). De manière résiduelle, le Protocole II vise quant à lui des guerres civiles, ne trouvant à s’appliquer que lorsque des « groupes organisés, sous la conduite d’un commandement responsable » mènent des « opérations militaires continues et concertées » (Protocole II, art. 1). Dans ce cadre, la première difficulté est alors d’assurer la réciprocité dans l’application du droit humanitaire entre « parties prenantes », sans pour autant conférer une reconnaissance formelle et encore moins une légitimité à l’adversaire. Ainsi tout en interdisant la guerre classique entre les Etats, le droit international élargit l’échelle des conflits armés qu’il vise à encadrer. Le défi du terrorisme international a encore étendue la gamme des menaces, avec une nouvelle forme de conflit asymétrique, amenant certains à préconiser un « troisième Protocole » pour actualiser le droit de Genève dont le Président Bush s’était empressé de décréter le caractère obsolète. Mais il faut tenir compte également de la dimension politique de la question. La première guerre mondiale avait été menée par les démocraties occidentales comme une « guerre du droit »2. La seconde guerre mondiale avait été présentée comme une « croisade pour la liberté » réunissant la coalition des « Nations Unies » qui allaient être les premiers signataires de la Charte de 1945. Il s’agissait dans l’un et l’autre cas, d’une guerre pour mettre fin à toutes les guerres. Mettre la guerre hors uploads/S4/ luis-responsabilite-de-proteger.pdf
Documents similaires










-
37
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 21, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
- Taille du fichier 0.1614MB