La connaissance pure du droit et ses limites. Sandrine PINA Docteur en droit, U
La connaissance pure du droit et ses limites. Sandrine PINA Docteur en droit, Université d’Auvergne. La pureté (Reinheit), le pur (rein) désignent ce qui ne contient aucun élément étranger, ce qui est sans mélange, ni altéré, ni vicié. Chez Kant, nous trouvons le terme de pureté avec la Critique de la raison pure, relative à la raison comme faculté de connaître considérée indépendamment de toute application de l’expérience. Au niveau des sciences, peu d’entre elles peuvent répondre à ce postulat de la pureté, mis à part les sciences mathématiques. « Le terme ‘pur’ a été utilisé en Grèce par ceux qui pratiquèrent simultanément philosophie et mathématiques. Les cercles pythagoriens l’avaient en prédilection et Platon l’a placé au centre de sa terminologie scientifique »1. En effet, les mathématiques sont, par excellence, l’école de la précision et de la rigueur. Le mathématicien avance en terrain sûr procédant avec une extrême rigueur en ne concluant rien sans l’avoir strictement démontré. Une proposition est démontrée lorsqu’elle est déduite logiquement et nécessairement de propositions déjà admises. Les mathématiques apparaissent par conséquent comme un domaine où l’on se soucie de la vérité. L’idée d’une science pure du droit - jus strictum -, dégagée de toute considération sociale et économique, est issue d’une tradition kantienne à laquelle se rattachent plusieurs auteurs. Dans cette perspective kantienne, l’analyse des normes repose sur une exigence de non contradiction, située au plan abstrait de la valeur, et non à celui, concret, des faits empiriques. Il importe peu de savoir si les individus appliquent ou non les règles de droit dans la réalité ; les violations de la loi, en tant que telles, sont impuissantes à fonder une valeur générale, même si telle est la volonté de leurs auteurs. Cette extériorité de l’analyse des normes par rapport aux faits sociaux est caractéristique de tout le mouvement positiviste de philosophie du droit qui s’est largement exprimé en Europe à la fin du XIXe siècle. Dans le cadre de la construction d’une théorie pure du droit, le projet du juriste autrichien Hans Kelsen – suivant la voie tracée par Kant – est le plus abouti. En effet, la théorie pure du droit de Kelsen répond à la double exigence d’objectivité et d’exactitude, en même temps qu’il veille à l’individualité et l’intelligibilité de son propre objet : le droit. La perspective épistémologique est très claire et précisément circonscrite : la théorie du droit doit tendre à une véritable science, c’est-à-dire répondre de manière critique et méthodique à la connaissance exacte et approfondie du droit. C’est en ce sens qu’elle peut prétendre se définir comme théorie de la connaissance juridique. Son projet épistémologique vise ainsi à fonder une science à part entière, en ne se confondant pas avec les sciences causales ou sociologiques et ayant son objet et sa méthodologie propres. L’épistémologie est un aspect central de la doctrine kelsénienne, « et en particulier la démarche par laquelle elle cherche à constituer l’objet d’une science du droit »2. 1 Hermann COHEN, « Logique de la connaissance pure », in Néokantismes et théorie de la connaissance (sous la direction de Marc DE LAUNAY), Bibliothèque des textes philosophiques, Librairie J. Vrin, Paris, 2000, p. 52. 2 Michel TROPER, « La pyramide est toujours debout ! Réponse à Paul Amselek », RDP, 1978, p. 1536. La théorie kelsénienne constitue une théorie pure de l’objet droit considéré de façon autonome. Dans sa thèse d’habilitation Hauptprobleme der Staatsrechtslehre en 1911, Kelsen précise déjà que sa théorie du droit n’entend étudier que le seul droit positif comme objet de connaissance scientifique3. Son but est ainsi de dévoiler les conditions de possibilité d’une véritable science du droit, c’est-à-dire comment rendre possible une étude scientifique du droit positif, des normes juridiques, i.e. du droit créé et appliqué par les hommes. Toutefois, la science du droit ne doit pas se confondre avec son objet. Ceci implique une distinction fondamentale entre science du droit et droit. La science du droit vise la description du droit au travers d’énoncés que Kelsen appellera des « propositions juridiques » (Rechtssätze). Le droit, quant à lui, est un ensemble de normes, un ensemble de prescriptions régissant la conduite humaine. Les normes vont autoriser, habiliter, interdire ou encore permettre certains comportements humains. Kelsen a procédé à une véritable réduction épistémologique fondamentale. La théorie pure du droit ne traitera que de la structure normative du droit. Les propositions juridiques constituent une structure logique élaborée par la science à partir des normes. Le droit est réduit à la seule norme juridique positive dans le but affirmé d’élaborer les conditions de possibilité de toute connaissance juridique. Cette réduction épistémologique intervient en réaction aux doctrines traditionnelles hétéronomes qui intégraient dans le champ de la science du droit des éléments relevant de sciences annexes et sera radicalisée pour répondre au postulat de la pureté et de l’indépendance de la science du droit. Cette approche exclusivement scientifique entraîne, par ailleurs, une véritable neutralité axiologique. Kelsen cherche l’essence même du droit. Toutefois, l’étude des normes doit se réaliser sans appréciation de leur contenu. En accord avec le postulat de la neutralité axiologique du sociologue allemand Max Weber, Kelsen écarte toute estimation qui est, par définition, non-scientifique. Ces estimations sont entendues comme des jugements de valeur personnels et subjectifs. Cette évacuation de la question du contenu - juste ou injuste - des normes est réalisée au profit d’une exigence de formalisme. Kelsen tente d’élaborer une théorie scientifique du droit. Dans ce cadre, une théorie scientifique, une théorie de la connaissance se doit d’être universelle pour être cohérente et applicable. La question du contenu des normes n’est donc réglée chez Kelsen que par le processus de création positive du droit tel qu’il est posé dans la Constitution. La théorie kelsénienne ne s’intéresse qu’au fondement de la validité de l’ordre juridique, lequel repose sur une norme suprême fondamentale. La seule question demeure celle de la compatibilité des normes entre elles, de leur fondement de validité dans la norme supérieure. Kelsen répondra à cette interrogation par la mise en exergue d’un mode d’engendrement des normes essentiellement dynamique. En procédant à une réduction épistémologique combinée à une neutralité axiologique, cette méthode veut aboutir à une connaissance complète et rigoureuse du droit. En ce sens, nous analyserons tout d’abord les conditions de possibilité d’une théorie pure du droit chez Kelsen (I) puis nous verrons quelles sont les limites inhérentes à une telle connaissance pure (II). 3 Hans KELSEN, Hauptprobleme der Staatsrechtslehre, entwickelt aus der Lehre vom Rechtssatze, (Problèmes fondamentaux de la théorie juridique de l’Etat), Verlag von JCB Möhr, Paul Siebeck, Tübingen, 2e éd., 1923, p. VII. I- LA SCIENCE PURE KELSENIENNE La théorie pure du droit de Kelsen se caractérise par la volonté d’assurer l’autonomie de la science du droit par rapport aux autres sciences. Cette autonomie est poussée dans ses extrêmes limites à travers l’argument transcendantal, permettant de justifier le droit par le droit (B). Une science pure du droit, c’est-à-dire purement normative, doit rester coupée des autres sciences, et notamment des sciences basées sur les faits (A). La science kelsénienne est une étude basée sur la pure normativité. A- L’AUTONOMIE DU DROIT Le positivisme juridique de Hans Kelsen peut se concevoir comme une tentative de réhabilitation de la normativité dans les théories juridiques tout en y excluant les thèses et les arguments des théories du droit naturel. Afin de réaliser ce projet et d’éviter tout syncrétisme méthodologique, Kelsen utilise une méthode descriptive et purement scientifique. Par positivisme, il entend construire une science du droit où le juriste doit se borner à connaître son objet sans porter aucun jugement de valeur. Le positivisme assigne comme objet à la science du droit le droit positif parce qu’il est le seul qui soit susceptible d’une étude scientifique. Toute réflexion sur un autre objet que le droit est écartée4. Il n’existe aucun droit non positif au-dessus du droit positif envisagé globalement et il n’existe qu’un seul droit positif. Cette science du droit peut être définie comme une activité cognitive visant à donner une représentation du phénomène juridique conforme aux postulats méthodologiques employés. La Théorie pure du droit de Kelsen ne s’intéresse pas à un ordre juridique particulier mais au droit positif en général. En ce sens, la théorie pure est considérée à juste titre comme l’exemple paradigmatique du positivisme juridique car elle se caractérise par des exigences extrêmes de positivité, créant ainsi un système général du droit positif. Dans ce cadre, la théorie de Kelsen écarte toute naturalité, factualité et subjectivité. « Reconnaissons qu’au premier regard, (…) la problématique kelsénienne semble dirigée de façon radicale contre les théories du droit naturel – exactement comme la Critique de la raison pure apparût aux philosophes contemporains de Kant comme une machine de guerre destinée à détruire la métaphysique ontologique traditionnelle »5. En effet, la théorie kelsénienne construit une véritable « machine de guerre » contre le positivisme traditionnel et veut « détruire » le syncrétisme méthodologique pour garantir une théorie pure et universelle du droit. Hans Kelsen définit le droit positif comme un ordre coercitif, les normes uploads/S4/ pina-la-connaissance-pure-du-droit-et-ses-limites.pdf
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- Publié le Jan 07, 2023
- Catégorie Law / Droit
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