R.I.D.C. 1-2016 POUR DE NOUVEAUX « MODÈLES » DE JUSTICE CONSTITUTIONNELLE Mathi
R.I.D.C. 1-2016 POUR DE NOUVEAUX « MODÈLES » DE JUSTICE CONSTITUTIONNELLE Mathieu CARPENTIER Le débat fait rage qui oppose les partisans et les critiques des modèles traditionnels (européen/kelsénien, américain) de justice constitutionnelle. Le présent article s’attache à montrer que les uns comme les autres restent prisonniers d’une approche excessivement organique de la matière. Dès lors que l’on déplace l’objet de la comparaison de l’organe à la fonction, et que l’on envisage les diverses manières dont les fonctions de justice constitutionnelle sont exercées au sein des systèmes juridiques contemporains, on prend la mesure du caractère irrémédiablement confus des critères de modélisation (juge ordinaire/cour spécialisée ; contrôle diffus/concentré ; concret/abstrait, etc.) usuellement retenus tant par ceux qui défendent les modèles traditionnels que par ceux qui croient tirer des constats d’hybridation des arguments décisifs contre ces derniers. L’enjeu est alors d’abandonner ces outils classiques et de proposer de nouveaux paramètres pertinents pour une modélisation alternative, soucieuse de représenter les divers rôles qui sont confiés aux juges qui exercent des fonctions de justice constitutionnelle et la place qui leur est conférée au sein de l’édifice constitutionnel. There is an ongoing controversy between proponents and critics of the traditional models of constitutional adjudication: the European/Kelsenian model on the one hand, the American model on the other. In this article I try to show that both sides share the same organ-centered approach of comparative constitutional adjudication. We should try to move from the organs to the functions and to study how the various functions of constitutional adjudication are exercised in contemporary legal systems. We would then realize that the traditional criteria are suffering from irremediable confusion – be it the opposition between ordinary judges v. specialized courts, or between diffuse and concentrated control, or between concrete and abstract review, etc. Then it appears that both sides of the debate are deeply mistaken: both make extensive use of those criteria either to defend the traditional models or to argue that the existence of hybrid systems Maître de conférences en droit public à l’Université Panthéon-Assas, Membre de l’Institut Michel Villey. 2 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 1-2016 (e.g. where there is both diffuse review and a specialized court) proves the inadequacy of those models. We should abandon those criteria altogether and move towards new, alternative tools for modeling constitutional adjudication. We should be more aware of the various roles ascribed to judges who are conferred constitutional adjudicating powers and of their status within the constitutional structure. INTRODUCTION La pertinence des « modèles » de justice constitutionnelle a fait l’objet de remises en question profondes et parfois justifiées1. Est en particulier contestée la bipolarité « modèle américain/modèle européen » (ou kelsénien2), si prégnante dans la doctrine française. Parmi les reproches fréquents adressés à cette modélisation, on peut distinguer ceux qui en relèvent le caractère idéologique et ceux qui pointent son caractère simpliste ou scientifiquement inadéquat. Viennent tout d’abord les accusations d’instrumentalisation idéologique. La distinction des modèles, reprise de travaux oubliés de Charles Eisenmann3, aurait été un instrument aux mains de l’École d’Aix 1 V. par ex. A. PIZZORUSSO, « I sistemi di giustizia costituzionale : dai modelli alle praxi », Quaderni costituzionali, 2, 1982, spéc. p. 527 ; L. GARLICKI et W. ZAKREWSKI, « La protection juridictionnelle de la Constitution dans le monde contemporain », AIJC, 1, 1985, p. 27 ; E. MCWHINNEY, Supreme Courts and Judicial Law-Making: Constitutional Tribunals and Constitutional Review, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1986, pp. XI-XVI ; A. VON BRÜNNECK, « Le contrôle de constitutionnalité et le législateur dans les démocraties occidentales », AIJC, 4, 1988, pp. 20-21 ; M. FROMONT, La justice constitutionnelle dans le monde, Paris, Dalloz, 1996, pp. 41- 42 ; F. RUBIO LLORENTE, « Tendances actuelles de la juridiction constitutionnelle en Europe », AIJC, 12, 1996, passim ; A. STONE SWEET, « Why Europe Rejected American Judicial Review - and Why it May Not Matter », Michigan Law Review, 101, 2003, pp. 2771-2778 ; F. FERNANDEZ SEGADO, « La faillite de la bipolarité “modèle américain-modèle européen” en tant que critère analytique du contrôle de la constitutionnalité et la recherche d’une nouvelle typologie explicative », in Mouvement du droit public. Du droit administratif au droit constitutionnel, du droit français aux autres droits. Mélanges en l’honneur de Franck Moderne, Paris, Dalloz, 2004 ; M. ROSENFELD, « Constitutional Adjudication in Europe and the United States: Paradoxes and Contrasts », International Journal of Constiutional Law, 2, 2004, passim ; G. TUSSEAU, Contre les « modèles » de justice constitutionnelle, Bologne, Bononia University Press, 2009, passim ; O. JOUANJAN, « Modèles et représentations de la justice constitutionnelle en France : un bilan critique », Jus Politicum, n° 2, 2009, passim. 2 Il est notable que Kelsen lui-même n’a jamais prétendu systématiser en modèles étanches l’étude du contentieux constitutionnel comparé. V. H. KELSEN, « Judicial Review of Legislation. A Comparative Study of the Austrian and the American Constitution », Journal of Politics, 4, 1942, spéc. p. 192 et s., où Kelsen contraste certes certains traits de la pratique américaine et de l’autrichienne, mais sans prétendre rigidifier ces contrastes en paradigmes distincts. V. là-dessus, G. TUSSEAU, Contre les « modèles » de justice constitutionnelle, p. 66. 3 C. EISENMANN, La justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelle d’Autriche, Paris, LGDJ 1928, réimpr. Paris et Aix-en-Provence, LGDJ/Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1986, spéc. pp. 103-107, La « récupération » de cet ouvrage par le doyen Favoreu et ses disciples a M. CARPENTIER : NOUVEAUX « MODÈLES » DE JUSTICE CONSTITUTIONNELLE 3 afin d’asseoir une représentation du Conseil constitutionnel comme véritable cour constitutionnelle, prenant place au sein d’un modèle européen homogène où figurent des institutions autrement plus prestigieuses. La formulation la plus radicale et la plus complète de cette critique se trouve sous la plume du professeur Tusseau4. Si l’enjeu de la présente contribution n’est nullement de défendre l’honneur des mânes du doyen Favoreu contre des critiques5 par ailleurs justifiées, il semble néanmoins utile de souligner que quelles qu’aient été les motivations de celui-ci6, elles sont sans impact sur la validité scientifique de la modélisation obtenue7. Or l’intérêt de cette bien été mise en évidence par E. MAULIN, « Aperçu d’une histoire française de la modélisation des formes de justice constitutionnelle », in C. GREWE et al. (dir.), La notion de « justice constitutionnelle », coll. « Thèmes & commentaires », Paris, Dalloz, 2005, pp. 150-154, ainsi que par le professeur Tusseau (v. infra). 4 G. TUSSEAU, Contre les « modèles » de justice constitutionnelle pp. 63-70. V. aussi O. JOUANJAN, « Modèles et représentations de la justice constitutionnelle en France : un bilan critique », pp. 5-6. Que le recours au droit comparé ait été un outil aux mains du doyen Favoreu pour asseoir une représentation du Conseil comme véritable cour constitutionnelle est certain ; mais si l’on s’en tient là, on comprend alors mal pourquoi il s’est opposé aux diverses réformes qui tendaient à le rapprocher, encore que timidement, des autres juridictions constitutionnelles européennes. Sur cette opposition, v. l’analyse profonde du professeur Rousseau dans D. ROUSSEAU, « The Conseil Constitutionnel confronted with comparative law and the theory of constitutional justice (or Louis Favoreu’s untenable paradoxes) », International Journal of Constitutional Law, 5, 2007, p. 31 et s. 5 Il convient du reste de ne pas caricaturer les positions du doyen Favoreu. Celui-ci, introduisant la traduction française de son article séminal (L. FAVOREU, « Modèle européen et modèle américain de justice constitutionnelle », AIJC, 4, 1988) explique avoir surtout voulu faire œuvre de pédagogie auprès du public américain : l’article ayant été rédigé « à l’intention des lecteurs anglo-saxons, plutôt familiers des institutions de Common law », il a « essayé de montrer en quoi consistait le modèle européen de justice constitutionnelle et quelles étaient ses originalités » (L. FAVOREU, « Editorial », AIJC, 4, 1988, p. 3) 6 Motivations sur lesquelles le présent propos demeure agnostique. La question ne sera pas ici de savoir si le Conseil constitutionnel est ou non une « véritable » juridiction constitutionnelle. – Pour des raisons d’en douter, v. D. BARANGER, « Sur la manière française de rendre la justice constitutionnelle. Motivations et raisons politiques dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Jus Politicum, 4, 2012. – Il convient néanmoins de souligner que, comme le rappelle fort opportunément Eric Maulin, Charles Eisenmann – qui, rappelons-le, a introduit sinon la distinction, du moins la théorisation des deux modèles dans la doctrine française – ne concevait certainement pas le Conseil constitutionnel comme une « véritable » juridiction constitutonnelle (v. E. MAULIN, « Aperçu d’une histoire française de la modélisation des formes de justice constitutionnelle », p. 152). Le doyen Favoreu en était du reste tout à fait conscient (v. L. FAVOREU, « La modernité des vues de Charles Eisenmann sur la justice constitutionnelle », postface à C. EISENMANN, La justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelle d’Autriche, p. 369). 7 Pour reprendre la vieille distinction des épistémologues, très en vogue parmi les juristes, il convient de distinguer le contexte de la découverte et celui de la justification. uploads/S4/ pour-de-nouveaux-modeles-de-justice-cons.pdf
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- Publié le Apv 08, 2021
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