[p. 79-102] L. FONBAUSTIER Arch. phil. droit 46 (2002) Réflexions critiques sur

[p. 79-102] L. FONBAUSTIER Arch. phil. droit 46 (2002) Réflexions critiques sur un principe à texture ouverte : l’égalité devant l’impôt Laurent FONBAUSTIER * Professeur à l’Université de Rennes I RÉSUMÉ. — 1. En raison d’un paradoxe, apparent seulement, tenant aux conditions histo- riques et philosophiques de la naissance du principe d’égalité devant l’impôt ainsi qu’aux facteurs complexes (économiques, sociaux, culturels) qui en ont orienté l’évolution, le prin- cipe d’égalité fiscale réelle implique une politique d’égalité par l’impôt qui elle-même engen- dre l’inégalité devant l’impôt. Cette inégalité impose qu’on substitue au terme d’égalité devant l’impôt celui, actuellement plus pertinent, de non-discrimination (injustifiée) devant l’impôt. L’étude, sceptique, pose la question, devant l’étendue et la variété des discrimina- tions permettant d’aménager ou d’affecter le principe d’égalité devant l’impôt, d’un horizon d’objectivité, de la part du juge ou du législateur, dans la détermination des critères suscep- tibles de fonder les inégalités en droit. Le contrôle jurisprudentiel sur les discriminations législatives en matière fiscale ne réalise-t-il pas une simple substitution organique dans l’appréciation des catégories de contribuables, sans nécessaire garantie de justice ? Au-delà des rapports entre institutions, l’égalité devant l’impôt et les discriminations qu’elle supporte repose l’inactuelle et éternelle question de la texture ouverte du droit, et de son incapacité à refléter l’infinie variété des situations de fait. 2. À la différence d’autres déclinaisons du principe d’égalité, le principe d’égalité devant l’impôt fut immédiatement appréhendé comme pouvant s’accompagner, pour son exacte mise en œuvre, de traitements différenciés et de discriminations positives (I). Celles-ci ont un fondement textuel aussi ancien que le principe d’égalité devant les charges publiques lui- même, et supposent également une démarche philosophique légitimante (A). Ce double socle a permis l’ouverture d’aménagements variés, admis par la jurisprudence, à l’égalité devant l’impôt (B). La question de leurs limites (II) se pose néanmoins, sur deux plans : la menace d’un arbitraire du législateur fiscal ou de l’administration est enrayée par le juge qui encadre les atteintes à l’égalité stricte (A), limitation qui fait alors surgir une question plus struc- turelle : celle de l’interprétation du principe par le juge et plus généralement du décalage entre la justice fiscale idéale et sa mise en œuvre par le droit (B). «… Il y a deux manières de mesurer, l’une qui s’applique à la grandeur et à la petitesse considérées dans leur rapport réciproque, et l’autre à ce que doit être la chose que l’on produit. Cette deuxième manière est celle de tous * lfonbaustier@wanadoo.fr. 80 L'I MPÔ T [p. 79-102] L. FONBAUSTIER Arch. phil. droit 46 (2002) les arts : ce n’est pas sur la quantité, mais sur l’opportunité et la convenance qu’ils se règlent. Il y a pour eux un juste milieu en deçà et au-delà duquel l’œuvre est également imparfaite » (E. Chambry, trad. et notice sur Platon, Le politique, Garnier Frères, 1969, p. 152). INTRODUCTION Une relecture cursive des racines philosophiques et historiques du principe d’égalité devant l’impôt, de ses aménagements législatifs et des inflexions jurisprudentielles 1 dont il est l’objet laisse perplexe. Gustave Flaubert, dans son beau Dictionnaire des idées reçues, lançait, à la lettre D : « Le droit : on ne sait pas ce que c’est ! » 2. On serait tenté d’adapter cette formule énigmatique et d’affirmer : « le principe d’égalité devant l’impôt : on ne sait plus ce que c’est ! ». En effet, les distinctions les plus diverses sont élaborées ou utilisées à son propos. L’on a vu naître d’innombrables couples de termes supposés en préciser la signification : égalité en droit ou égalité en fait ; égalité formelle ou réelle ; égalité des chances ou des résultats, ou encore, trio doctrinal fort subtil, égalité devant, dans ou par la loi 3. On se demande alors au moyen de quel prisme appréhender ce qui semble être, pour reprendre Perelman, une authentique « notion à contenu variable » 4. Et pourtant, à la différence des fréquentes déclinaisons de cet élément sacré du tri- ptyque républicain, le principe d’égalité devant la loi fiscale apparaît comme privilégié. Il devrait pouvoir faire l’objet d’une identification relativement précise, puisqu’il prend racine dans des sources autonomes. Certes, lorsqu’on enquête sur son fondement textuel, on remarque qu’il est souvent rattaché, par la doctrine comme par la jurisprudence 5, au 1 Cette étude privilégie les jurisprudences administrative et constitutionnelle françaises, qui ont permis les significatives évolutions que l’on sait du principe d’égalité devant l’impôt. Cela n’interdit pas les interventions de la Cour de cassation, qui l’évoque, l’invoque et l’applique également (v. ainsi par ex. et pour ne mentionner qu’une seule année, Cass. Comm., 29 mars 1989, 7 nov. 1989, 27 fév. 1990, 15 mai 1990, 3 juil. 1990, 17 juil. 1990, 7 nov. 1990, 4 déc. 1990, etc.). Quant aux jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’Homme (qui à notre connaissance n’a pas encore eu à se prononcer de manière précise sur la conception française de l’égalité devant l’impôt) et de la Cour de Justice des Communautés européennes (apparemment plus favorable que le juge français aux discri- minations positives), elles mériteraient de faire l’objet d’une étude spécifique qui, d’un point de vue théorique, aboutirait sans doute à des remarques proches de celles que nous proposons ici. 2 Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, Nizet, 1966, p. 73. 3 F. Mélin-Soucramanien, Le principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica, 1997, p. 20. 4 Ch. Perelman, Le raisonnable et le déraisonnable en droit : au-delà du positivisme juridique, LGDJ, 1984, p. 172. 5 V. Ch. Leben, « Le Conseil constitutionnel et le principe d’égalité devant la loi », RDP, 1982, p. 324. RÉFLEX I O N S CRI TI Q U ES SU R U N PRI N CI PE À TEX TU RE O U V ERTE 81 [p. 79-102] L. FONBAUSTIER Arch. phil. droit 46 (2002) principe plus général d’égalité devant la loi 6, dont il apparaît comme l’un des corol- laires. Ce constat devrait conduire à y voir une application parmi d’autres de ce principe, sans distinction particulière. Mais en resserrant la focale, on découvre que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen elle-même fait un sort à part au principe d’égalité en matière fiscale 7, à travers la notion d’égalité devant les charges publiques, mentionnée à l’article 13. Curieuse impression, finalement : alors que l’égalité devant la loi devait englober toutes les ramifications du principe d’égalité 8, voilà que, rapportée à l’impôt, elle fait l’objet d’une mention particulière. Que ce trait soit à relier à la place spécifique tenue par les débats sur l’impôt dans le processus révolutionnaire 9 comme au moment des grands travaux juridiques de l’époque 10 fait d’ailleurs peu de doute. Cela pourrait expliquer en partie l’indépendance alors acquise par le principe. Néanmoins, l’on pouvait penser que la philosophie dominante dans laquelle baignait l’égalité 11 aurait une sorte « d’effet attractif » sur l’égalité devant l’impôt. On aurait pu imaginer, au moins théoriquement, que le principe d’égalité en matière fiscale donnerait lieu à une application mécanique et figée, niant toute forme de « privilège » 12. Et de surcroît, accompagnant le mouve- ment d’écriture constitutionnelle, un souci, d’inspiration rationaliste, de clarté et d’unité pouvait conduire à une mise en œuvre homogène du principe d’égalité devant les charges publiques 13. Or, en dépit d’un ferme attachement à une égalité stricte, arithmétique pourrait-on dire, la conception du principe d’égalité devant l’impôt a instantanément pris une autre voie. Il perdit de son souffle philosophique 14 pour subir la rude contingence des facteurs 6 La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen dispose en effet : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (article 1er) ; « Elle [la loi] doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » (article 6). 7 M.-C. Bergerès, « Les normes jurisprudentielles en droit fiscal », RDF, 2000, n° 13, p. 551. 8 L. Philip, Droit fiscal constitutionnel, Economica « Finances publiques », 1990, p. 14. 9 J. Belin, « Le principe d’égalité devant les charges publiques à l’époque révolutionnaire et son influence sur la jurisprudence administrative moderne », RDP, 1934, p. 13. 10 Nous renvoyons ici à la magistrale analyse d’ensemble de S. Rials, La déclaration de l’homme et du citoyen, op. cit., ainsi qu’aux nombreux textes qui y figurent (pp. 475-749). 11 Not. aux articles 1er et 6 de la Déclaration. 12 En ce sens, nous pensons à certaines des idées de Calonne sur l’unification et la simpli- fication des impôts à l’aube de la Révolution, ou à Mounier refusant les faveurs et les exemptions, dans son Projet de déclaration du 27 juillet 1789, et même encore à certains cahiers du Tiers (v. S. Rials, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ibid., p. 116, 635, 639, 727, et les remarques d’O. Jouanjan, Le principe d’égalité devant la loi en droit allemand, Economica, 1992, p. 36-37). 13 Sur la manière dont on a pu concevoir l’égalité stricte sous la Révolution, v. le passion- nant travail de uploads/S4/ reflexions-critiques-sur-un-principe-a-texture-ouverte-l-x27-egalite-devant-l-x27-impot.pdf

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  • Publié le Nov 22, 2021
  • Catégorie Law / Droit
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